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Les anciens pourroient avoir fait des voyages de mer qui feroient penser qu'ils avoient la boussole, quoiqu'ils ne l'eussent pas. Si un pilote s'étoit éloigné des côtes, et que pendant son voyage il eût eu un temps serein, que la nuit il eut toujours vu une étoile polaire 1, et le jour le lever et le coucher du soleil, il est clair qu'il auroit pu se conduire comme on fait aujourd'hui par la boussole; mais ce seroit un cas fortuit, et non pas une navigation réglée.

On voit, dans le traité qui finit la première guerre punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l'empire de la mer, et Rome à garder celui de la terre 2. Hannon 3, dans la négociation avec les Romains, déclara qu'il ne souffriroit pas seulement qu'ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile; il ne leur fut pas permis de naviguer au delà du beau promontoire; il leur fut défendu * de trafiquer en Sicile 5, en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage exception qui fait voir qu'on ne leur y préparoit pas un commerce avantageux.

Il y eut, dans les premiers temps, de grandes guerres entre Carthage et Marseille au sujet de la pèche. Après la paix, elles firent concurremment le commerce d'économie. Marseille fut d'autant plus jalouse que, égalant sa rivale en industrie, elle lui étoit devenue inférieure en puissance : voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceuxci firent contre les Carthaginois en Espagne fut une source de richesses pour Marseille, qui servoit d'entrepôt. La ruine de Carthage et de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille; et, sans les guerres civiles, où il falloit fermer les yeux et prendre un parti, elle auroit été heureuse sous la protection des Romains, qui n'avoient aucune jalousie de son commerce.

1. On a reproché à Montesquieu de s'être exprimé ici comme s'il y avoit plusieurs étoiles polaires. (P.)

2. Les Carthaginois, qui subissoient alors la loi de leurs vainqueurs, abandonnoient par ce traité la Sicile, ainsi que les îles qui sont entre la Sicile et l'Italie. (Crév.)

3. Tite-Live, Supplément de Freinshemius, seconde décade, liv. VI. Cette protestation fut faite vingt-trois ans auparavant, lorsqu'on se préparoit des deux parts à la guerre, et non lorsqu'il fut question de la finir. (Crév.)

4. Polybe, liv. III. Cette naviga

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CHAPITRE XII

Ile de Délos. Mithridate.

Corinthe ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirerent à Délos. La religion et la veneration des peuples faisoient regarder cette ile comme un lieu de sùreté1: de plus, elle étoit très-bien située pour le commerce de l'Italie et de l'Asie, qui, depuis l'anéantissement de l'Afrique et l'affoiblissement de la Grèce, étoit devenu plus important.

Dès les premiers temps, les Grecs envoyèrent, comme nous avons dit, des colonies sur la Propontide et le Pont Euxin; elles conservèrent, sous les Perses, leurs lois et leur liberté, Alexandre, qui n'etoit parti que contre les barbares, ne les attaqua pas. Il ne paroit pas même que les rois de Pont, qui en occupèrent plusieurs, leur eussent 3 ôté leur gouvernement politique.

La puissance de ces rois augmenta sitôt qu'ils les eurent soumises. Mithridate se trouva en état d'acheter partout des troupes, de réparer 5 continuellement ses pertes, d'avoir des ouvriers, des vaisseaux, des machines de guerre; de se procurer des alliés, de corroinpre ceux des Romains et les Romains mêmes; de soudover les barbares de l'Asie et de l'Europe; de faire la guerre longtemps, et par conséquent de discip.iner ses troupes; il put les armer, et les instruire dans l'art militaire des Romains, et former des corps considérables de leurs transfuges; enfin il put faire de grandes pertes et souffrir de grands échecs, sans périr; et il n'auroit point péri, si, dans les prospérités, le roi voluptueux et barbare n'avoit pas detruit ce que, dans la mauvaise fortune, avoit fait le grand prince.

C'est ainsi que, dans le temps que les Romains étoient au comble de la grandeur, et qu'ils sembloient n'avoir à craindre qu'eux-mêmes, Mithridate remit en question ce que la prise de Carthage, les défaites de Philippe, d'Antiochus et de Persée avoient décidé. Jamais guerre ne fut plus funeste; et les deux

1. Voyez Strabon, liv. X,

2. Il confirma la liberté de la ville d'Amise, colonie athénienne, qui avoit joui de l'Etat populaire même sous les rois de Perse. Lucullus, qui prit Synope et Amise, leur rendit la liberté, et rappela les habitants, qui s'étoient enfuis sur leurs vaisseaux.

3. Voyez ce qu'écrit Appien, sur les Phanagoréens, les Amisiens, les Synopiens, dans son livre de la Guerre contre Mithridate.

4. Voyez Appien, sur les trésors immenses que Mithridate employa dans ses guerres, ceux qu'il avoit cachés, ceux qui perdit si souvent par la trahison

mort.

siens, ceux qu'on trouva après sa

5. Il perdit une fois cent soixante-dix mille hommes, et de nouvelles armées reparurent d'abord.

6. Voyez Appien, de la Guerre contre Mithridate.

7. Ibid.

partis ayant une grande puissance et des avantages mutuels, les peuples de la Grèce et de l'Asie furent détruits, ou comme amis de Mithridate, ou comme ses ennemis. Délos fut enveloppée dans le malheur commun. Le commerce tomba de toutes parts: il falloit bien qu'il fût detruit, les peuples l'étoient.

Les Romains, suivant un système dont j'ai parlé ailleurs' destructeurs pour ne pas paroître conquérants, ruinèrent Carthage et Corinthe; et, par une telle pratique, ils se seroient peut-être perdus, s'ils n'avoient pas conquis toute la terre. Quand les rois de Pont se rendirent maitres des colonies grecques du Pont-Euxin, ils n'eurent garde de détruire ce qui devoit être la cause de leur grandeur.

CHAPITRE XIII

Du génie des Romains pour la marine.

Les Romains ne faisoient cas que des troupes de terre, dont l'esprit étoit de rester toujours ferme, de combattre au même lieu, et d'y mourir. Ils ne pouvoient estimer la pratique des gens de mer, qui se présentent au combat, fuient, reviennent, évitent toujours le danger, emploient souvent la ruse, rarement la force. Tout cela n'étoit point du génie des Grecs 2, et étoit encore moins de celui des Romains.

Ils ne destinoient donc à la marine que ceux qui n'étoient pas des citoyens assez considérables 3 pour avoir place dans les légions: les gens de mer étoient ordinairement des affranchis.

Nous n'avons aujourd'hui ni la même estime pour les troupes de terre, ni le même mépris pour celles de mer. Chez les premières, l'art est diminué; chez les secondes 5, il est augmenté : or, on estime les choses à proportion du degré de suffisance qui est requis pour les bien faire.

CHAPITRE XIV

Du génie des Romains pour le commerce.

On n'a jamais remarqué aux Romains de jalousie sur lé commerce. Ce fut comme nation rivale, et non cemme nation commerçante, qu'ils attaquèrent Carthage. Ils favorisèrent les villes qui faisoient le commerce, quoiqu'elles ne fussent pas sujettes ainsi ils augmentèrent, par la cession de plusieurs

1. Dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains. 2. Comme l'a remarqué Platon, 1. IV des Lois.

3. Polybe, liv. V.

4. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, etc.

5. Ibid.

pays, la puissance de Marseille. Ils craignoient tout des barbares, et rien d'un peuple négociant. D'ailleurs, leur génie, leur gloire, leur éducation militaire, la forme de leur gouvernement, les éloignoient du commerce.

Dans la ville, on n'étoit occupé que de guerres, d'élections, de brigues, et de procès; à la campagne, que d'agriculture; et, dans les provinces, un gouvernement dur et tyrannique étoit incompatible avec le commerce.

Que si leur constitution politique y étoit opposée, leur droit des gens n'y répugnoit pas moins. « Les peuples, dit le juris«< consulte Pomponius', avec lesquels nous n'avons ni amitié, << ni hospitalité, ni alliance, ne sont point nos ennemis: cepen<«<dant, si une chose qui nous appartient tombe entre leurs << mains, ils en sont propriétaires, les hommes libres deviennent << leurs esclaves; et ils sont dans les mêmes termes à notre << égard. »

Leur droit civil n'étoit pas moins accablant. La loi de Constantin, après avoir déclaré bâtards les enfants des personnes viles qui se sont mariées avec celles d'une condition relevée, confond les femmes qui ont une boutique 2 de marchandises avec les esclaves, les cabaretières, les femmes de théâtre, les filles d'un homme qui tient un lieu de prostitution, ou qui a été condamné à combattre sur l'arène: ceci descendoit des anciennes institutions des Romains.

Je sais bien que des gens pleins de ces deux idées, l'une, que le commerce est la chose du monde la plus utile à un Etat, et l'autre, que les Romains avoient la meilleure police du monde, ont cru qu'ils avoient beaucoup encouragé et honoré le commerce; mais la vérité est qu'ils y ont rarement pensé.

CHAPITRE XV

Commerce des Romains avec les barbares.

Les Romains avoient fait de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique un vaste empire: la foiblesse des peuples et la tyrannie du commandement unirent toutes les parties de ce corps immense. Pour lors, la politique romaine fut de se séparer de toutes les nations qui n'avoient pas été assujetties: la crainte de leur porter l'art de vaincre fit négliger l'art de s'enrichir. Ils firent des lois pour empècher tout commerce avec les barbares. «Que personne, disent Valens et Gratien 1, n'envoie du

1. Leg. 5, § 2, ff. de captivis.

2. Quæ mercimoniis publice præfuit. Leg. 1, cod. de natural. liberis.

3. Leg. ad Barbaricum, cod. quæ res exportari non debeant.

«< vin, de l'huile, ou d'autres liqueurs aux barbares, même pour « en goûter. Qu'on ne leur porte point de l'or, ajoutent Gra" tien, Valentinien et Théodose 1; et que même ce qu'ils en « ont, on le leur ôte avec finesse. » Le transport du fer fut défendu sous peine de la vie 2.

Domitien, prince timide, fit arracher les vignes dans la Gaule, de crainte sans doute que cette liqueur n'y attirat les barbares, comme elle les avoit autrefois attirés en Italie". Probus et Julien, qui ne les redoutèrent jamais, en rétablirent la plantation.

Je sais bien que, dans la foiblesse de l'empire, les barbares obligèrent les Romains d'établir des étapes 5, et de commercer avec eux. Mais cela même prouve que l'esprit des Romains étoit de ne pas commercer.

CHAPITRE XVI

Du commerce des Romains avec l'Arabie et les Indes.

Le négoce de l'Arabie heureuse et celui des Indes furent les deux branches, et presque les seules, du commerce extérieur. Les Arabes avoient de grandes richesses: ils les tiroient de leurs mers et de leurs forêts; et, comme ils achetoient peu et vendoient beaucoup, ils attiroient à eux l'or et l'argent de leurs voisins 7. Auguste connut leur opulence, et il résolut de les avoir pour amis, ou pour ennemis. Il fit passer Elius Gallus d'Egypte en Arabie. Celui-ci trouva des peuples oisifs, tranquilles, et peu aguerris. Il donna des batailles, fit des siéges, et ne perdit que sept soldats; mais la perfidie de ses guides, les marches, le climat, la faim, la soif, les maladies, des mesures mal prises, lui firent perdre son armée.

Il fallut donc se contenter de négocier avec les Arabes, comme les autres peuples avoient fait; c'est-à-dire de leur porter de l'or et de l'argent pour leurs marchandises. On commerce encore avec eux de la même manière la caravane d'Alep et le vaisseau royal de Suez y portent des sommes immenses 8.

1. Leg. 2, cod. de commerc. et mer

cator.

2. Leg. 2, quæ res exportari non debeant.

3. Procope, Guerres des Perses, liv. I. 4. Selon Suétone, l'ordonnance de Domitien regardoit toutes les provinces de l'empire, dans lesquelles il ne resta tout au plus que la moitié des vignes qu'on y cultivoit auparavant; et, selon

Philostrate, il craignoit les séditions que l'usage immodéré du vin peut faire naitre parmi la populace. (Crév.)

5. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, et de leur décadence.

6. Pline, liv. VI, chap. XXVIII; et Strabon, liv. XVI. 7. Ibid.

8. Les caravanes d'Alep et de Suez y

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