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aux colonnes d'Hereule. Pour que ceux qui partoient des colonnes d'Hercule aient pu découvrir le Cap, il a fallu l'invention de la boussole, qui a fait que l'on a quitté la côte d'Afrique, et qu'on a navigué dans le vaste Océan1 pour aller vers l'ile de Sainte-Hélène ou vers la côte du Brésil. Il étoit donc très-possible qu'on fùt allé de la mer Rouge dans la Méditerranée, sans qu'on fût revenu de la Méditerranée à la mer Rouge.

Ainsi, sans faire ce grand circuit, après lequel on ne pouvoit plus revenir, il étoit plus naturel de faire le commerce de l'Afrique orientale par la mer Rouge, et celui de la côte occidentale par les colonnes d'Hercule.

Les rois grecs d'Egypte découvrirent d'abord dans la mer Rouge la partie de la côte d'Afrique qui va depuis le fond du golfe où est la cité d'Héroum jusqu'à Dira, c'est-à-dire jusqu'au détroit appelé aujourd'hui de Babel-Mandel. De là, jusqu'au promontoire des Aromates, situé à l'entrée de la mer Rouge 2, la côte n'avoit point été reconnue par les navigateurs : et cela est clair par ce que nous dit Artémidore3, que l'on connoisseit les lieux de cette côte, mais qu'on en ignoroit les distances : ce qui venoit de ce qu'on avoit successivement connu ces ports par les terres, et sans aller de l'un à l'autre.

Au delà de ce promontoire, où commence la côte de l'Océan, on ne connoissoit rien, comme nous l'apprenons d'Eratosthène et d'Artémidore.

Telles étoient les connoissances que l'on avoit des côtes d'Afrique du temps de Strabon, c'est-à-dire du temps d'Auguste. Mais, depuis Auguste, les Romains découvrirent le promontoire Raptum et le promontoire Prassum, dont Strabon ne parle pas, parce qu'ils n'étoient pas encore connus. On voit que ces deux noms sont romains.

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Ptolomée le géographe vivoit sous Adrien et Antonin Pie; et l'auteur du Périple de la mer Erythrée, quel qu'il soit, vécut peu de temps après. Cependant le premier borne l'Afrique connue au promontoire Prassum, qui est environ au quatorzième degré de latitude sud; et l'auteur du Périple, au promontoire

1. On trouve dans l'océan Atlantique, aux mois d'octobre, novembre, decembre et janvier, un vent de nord-est. On passe la ligne; et pour éluder le vent général d'est, on dirige sa route vers le snd; ou bien on entre dans la zone torride, dans les lieux où le vent souffle de l'ouest à l'est.

2. Ce golfe, auquel nous donnons aujourd'hui ce nom, étoit appelé par les anciens le sein Arabique : ils appeloient

mer Rouge la partie de l'Océan voisine de ce golfe.

3. Strabon, liv. XVI.

4. Strabon, liv. XVI. Artémidore bornoit la côte connue au lieu appelé Austricornu; et Eratosthène, ad "Cinnamomiferam.

5. Liv. I, chap. vII; liv. IV, chap. IX; table IV de l'Afrique.

6. On a attribué ce Périple à Arrien.

Raptum, qui est à peu près au dixième degré de cette latitude. Il y a apparence que celui-ci prenoit pour limite un lieu où l'on alloit, et Ptolomée un lieu où l'on n'alloit pas.

Ce qui me confirme dans cette idée, c'est que les peuples autour du Prassum étoient anthropophages 1. Ptolomée, qui2 nous parle d'un grand nombre de lieux entre le port des Aromates et le promontoire Raptum, laisse un vide total depuis le Raptum jusqu'au Prassum. Les grands profits de la navigation des Indes durent faire négliger celle d'Afrique. Enfin les Romains n'eurent jamais sur cette côte de navigation réglée : ils avoient découvert ces ports par les terres, et par des navires jetés par la tempête; et, comme aujourd'hui on connoît assez bien les côtes d'Afrique, et très-mal l'intérieur 3, les anciens connoissoient assez bien l'intérieur et très mal les côtes.

J'ai dit que des Phéniciens envoyés par Nécho et Eudoxe sous Ptolomée-Lature avoient fait le tour de l'Afrique : il faut bien que, du temps de Ptolomée le géographe, ces deux navigations fussent regardées comme fabuleuses, puisqu'il place, depuis le sinus magnus, qui est, je crois, le golfe de Siam, une terre inconnue, qui va d'Asie en Afrique aboutir au promontoire Prassum; de sorte que la mer des Indes n'auroit été qu'un lac. Les anciens, qui reconnurent les Indes par le Nord, s'etant avancés vers l'Orient, placèrent vers le Midi cette terre in

connue.

CHAPITRE XI

Carthage et Marseille.

Carthage avoit un singulier droit des gens : elle faisoit noyer 5 tous les étrangers qui trafiquoient en Sardaigne et vers les colonnes d'Hercule. Son droit politique n'étoit pas moins extraordinaire: elle défendit aux Sardes de cultiver la terre, sous peine de la vie. Elle accrut sa puissance par ses richesses, et ensuite ses richesses par sa puissance. Maîtresse des côtes d'Afrique que baigne la Méditerranée, elle s'étendit le long de celles de l'Océan. Hannon, par ordre du sénat de Carthage, répandit trente mille Carthaginois depuis les colonnes d'Hercule jusqu'à Cerné. Il dit que ce lieu est aussi éloigné des colonnes

1. Ptolomée, liv. IV, chap. Ix.' 2. Liv. IV, chap. vII et VIII.

3. Voyez avec quelle exactitude Strabon et Ptolomée nous décrivent les diverses parties de l'Afrique. Ces connoissances venoient des diverses guerres que les deux plus puissantes nations du monde, les Carthaginois et les Romains,

avoient eues avec les peuples d'Afrique des alliances qu'ils avoient contractées, du commerce qu'ils avoient fait dans les terres.

4. Liv. VII, chap. III.

5. Eratosthène, dans Strabon, 1. XVII, pag. 802.

d'Hercule que les colonnes d'Hercule le sont de Carthage. Cette position est très-remarquable; elle fait voir qu'Hannon borna ses établissements au vingt-cinquième degre de latitude nord, c'està-dire deux ou trois degrés au delà des iles Canaries, vers le Sud. Hannon étant à Cerné fit une autre navigation dont l'objet étoit de faire des découvertes plus avant vers le Midi. Il ne prit presque aucune connoissance du continent. L'étendue des côtes qu'il suivit fut de vingt-six jours de navigation, et il fut obligé de revenir faute de vivres. Il paroît que les Carthaginois ne firent aucun usage de cette entreprise d'Hannon. Scylax 1 dit qu'au-delà de Cerné la mer n'est pas navigable 2, parce qu'elle y est basse, pleine de limon et d'herbes marines: effectivement il y en a beaucoup dans ces parages 3. Les marchands carthaginois dont parle Scylax pouvoient trouver des obstacles qu'Hannon, qui avoit soixante navires de cinquante rames chacun, avoit vaincus. Les difficultés sont relatives; et de plus on ne doit pas confondre une entreprise qui a la hardiesse et la témérité pour objet, avec ce qui est l'effet d'une conduite ordinaire.

C'est un beau morceau de l'antiquité que la relation d'Hannon le même homme qui a exécuté a écrit; il ne met aucune ostentation dans ses récits. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, parce qu'ils sont plus glorieux de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils ont dit.

Les choses sont comme le style. Il ne donne point dans le merveilleux; tout ce qu'il dit du climat, du terrain, des mœurs, des manières des habitants, se rapporte à ce qu'on voit aujourd'hui dans cette côte d'Afrique : il semble que c'est le journal de nos navigateurs.

Hannon remarqua sur sa flotte que le jour il régnoit dans le continent un vaste silence; que la nuit on entendoit les sons de divers instruments de musique, et qu'on voyoit partout des feux, les uns plus grands, les autres moindres 4. Nos relations confirment ceci: on y trouve que le jour ces sauvages, pour éviter l'ardeur du soleil, se retirent dans les forêts; que la nuit ils font de grands feux pour écarter les bêtes féroces; et qu'ils aiment passionnément la danse et les instruments de musique.

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Hannon nous décrit un volcan avec tous les phénomènes que fait voir aujourd'hui le Vésuve; et le récit qu'il fait de ces deux femmes velues, qui se laissérent plutôt tuer que de suivre les Carthaginois, et dont il fit porter les peaux à Carthage, n'est pas, comme on l'a dit, hors de vraisemblance.

Cette relation est d'autant plus précieuse qu'elle est un monument punique et c'est parce qu'elle est un monument punique, qu'elle a été regardée comme fabuleuse; car les Romains conservèrent leur haine contre les Carthaginois, même après les avoir détruits. Mais ce ne fut que la victoire qui décida s'il falloit dire la foi punique, ou la foi romaine.

Des modernes ont suivi ce préjugé. Que sont devenues, disent-ils, les villes qu'Hannon nous décrit, et dont, même du temps de Pline, il ne restoit pas le moindre vestige? Le merveilleux seroit qu'il en fùt resté. Etoit-ce Corinthe ou Athènes qu'Hannon alloit bàtir sur ces côtes? Il laissoit dans les endroits propres au commerce des familles carthaginoises; et, à la hâte, il les mettoit en sûreté contre les hommes sauvages et les bêtes féroces. Les calamités des Carthaginois firent cesser la navigation d'Afrique; il fallut bien que ces familles périssent, ou devinssent sauvages. Je dis plus : quand les ruines de ces villes subsisteroient encore, qui est-ce qui auroit été en faire la découverte dans les bois et dans les marais? On trouve pourtant, dans Scylax et dans Polybe, que les Carthaginois avoient de grands établissements sur ces côtes. Voilà les vestiges des villes d'Hannon; il n'y en a point d'autres, parce qu'à peine y en a-t-il d'autres de Carthage même.

Les Carthaginois étoient sur le chemin des richesses; et, s'ils avoient été jusqu'au quatrième degré de latitude nord, et au quinzième de longitude, ils auroient découvert la côte d'Or et les côtes voisines. Ils y auroient fait un commerce de toute autre importance que celui qu'on y fait aujourd'hui que l'Amé→ rique semble avoir avili les richesses de tous les autres pays; ils y auroient trouvé des trésors qui ne pouvoient ètre enlevés par les Romains.

On a dit des choses bien surprenantes des richesses de l'Espagne. Si l'on en croit Aristote 2, les Phéniciens qui abordèrent à Tartèse y trouvèrent tant d'argent que leurs navires ne pouvoient le contenir; et ils firent faire de ce metal leurs plus vils ustensiles. Les Carthaginois, au rapport de Diodore 3, trouvèrent tant d'or et d'argent dans les Pyrénées, qu'ils en

1. M. Dodwel. Voyez sa Dissertation sur le Périple d'Hannon.

2. Des choses merveilleuses.
3. Liv. VI. L'auteur cite le sixième

mirent aux ancres de leurs navires. Il ne faut point faire de fond sur ces récits populaires : voici des faits précis.

On voit, dans un fragment de Polybe cité par Strabon ', que les mines d'argent qui étoient à la source du Bétis, où quarante mille hommes étoient employés, donnoient au peuple romain vingt-cinq mille drachmes par jour cela peut faire environ cinq millions de livres par an, à cinquante francs le marc. On appeloit les montagnes où étoient ces mines les montagnes d'argent 2; ce qui fait voir que c'étoit le Potosi de ces temps-là. Aujourd'hui les mines d'Hanover n'ont pas le quart des ouvriers qu'on employoit dans celles d'Espagne, et elles donnent plus mais les Romains n'ayant guère que des mines de cuivre et peu de mines d'argent, et les Grecs ne connoissant que les mines d'Attique très-peu riches, ils durent être étonnés de l'abondance de celles-là.

Dans la guerre pour la succession d'Espagne, un homme appelé le marquis de Rhodes, de qui on disoit qu'il s'étoit ruiné dans les mines d'or, et enrichi dans les hôpitaux 3, proposa à la cour de France d'ouvrir les mines des Pyrénées. Il cita les Tyriens, les Carthaginois et les Romains. On lui permit de chercher : il chercha, il fouilla partout; il citoit toujours, et ne trouvoit rien.

Les Carthaginois, maîtres du commerce de l'or et de l'argent, voulurent l'être encore de celui du plomb et de l'étain. Ces métaux étoient voiturés par terre, depuis les ports de la Gaule sur l'Océan jusqu'à ceux de la Méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la première main; ils envoyèrent Himilcon, pour former des établissements dans les îles Cassitérides, qu'on croit être celles de Silley.

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Ces voyages de la Bétique en Angleterre ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avoient la boussole; mais il est clair qu'ils suivoient les côtes. Je n'en veux d'autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l'embouchure de Bétis en Angleterre : outre que la fameuse histoire de ce pilote carthaginois qui, voyant venir un vaisseau romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d'Angleterre, fait voir que ces vaisseaux étoient très-près des côtes lorsqu'ils se rencontrèrent.

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livre de Diodore, et ce sixième livre n'existe pas. Diodore, au cinquième, parle des Phéniciens, et non pas des Carthaginois. (Volt.)

1. Liv. III.

2. Mons Argentarius.

3. Il en avoit eu quelque part la direction.

4. Voyez Festus Avienus.

5. Strabon, liv. III, sur la fin. 6. Il en fut récompensé par le sénat de Carthage.

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