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anciens n'avoient guère. Aussi la capacité des vaisseaux, qui se mesuroit autrefois par muids de blé, se mesure-t-elle aujourd'hui par tonneaux de liqueur.

Le commerce ancien que nous connoissons, se faisant d'un port de la Méditerranée à l'autre, étoit presque tout dans le Midi. Or, les peuples du même climat ayant chez eux à peu près les mêmes choses, n'ont pas tant besoin de commercer entre eux que ceux d'un climat différent. Le commerce en Europe étoit donc autrefois moins étendu qu'il ne l'est à présent.

Ceci n'est point contradictoire avec ce que j'ai dit de notre commerce des Indes; la différence excessive du climat fait que les besoins relatifs sont nuls.

CHAPITRE V

Autres différences.

Le commerce, tantôt détruit par les conquérants, tantôt gêné par les monarques, parcourt la terre, fuit d'où il est opprimé, se repose où on le laisse respirer: il règne aujourd'hui où l'on ne voyoit que des déserts, des mers et des rochers; là où il régnoit il n'y a que des déserts.

A voir aujourd'hui la Colchide, qui n'est plus qu'une vaste forêt, où le peuple qui diminue tous les jours, ne défend sa liberté que pour se vendre en détail aux Turcs et aux Persans, on ne diroit jamais que cette contrée eût été, du temps des Romains, pleine de villes où le commerce appeloit toutes les nations du monde. On n'en trouve aucun monument dans le pays; il n'y en a de traces que dans Pline et Strabon 2.

L'histoire du commerce est celle de la communication des peuples. Leurs destructions diverses, et de certains flux et reflux de populations et de dévastations, en forment les plus grands événements.

CHAPITRE VI

Du commerce des anciens.

Les trésors immenses de Sémiramis, qui ne pouvoient avoir été acquis en un jour, nous font penser que les Assyriens avoient eux-mêmes pillé d'autres nations riches, comme les autres nations les pillèrent après.

L'effet du commerce sont les richesses; la suite des richesses, le luxe; celle du luxe, la perfection des arts. Les arts, portés au point où on les trouve du temps de Sémiramis, nous marquent un grand commerce déjà établi.

1. Liv. VI. 2. Liv. XI. 3. Diodore, liv. II.

4. Ibid.

Il y avoit un grand commerce de luxe dans les empires d'Asie. Ce seroit une belle partie de l'histoire du commerce que l'histoire du luxe; le luxe des Perses étoit celui des Mèdes, comme celui des Mèdes étoit celui des Assyriens.

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Il est arrivé de grands changements en Asie. La partie de la Perse qui est au nord-est, l'Hyrcanie, la Margiane, la Bactriane, etc., étoient autrefois pleines de villes florissantes 1 qui ne sont plus ; et le nord 2 de cet empire, c'est-à-dire l'isthme qui sépare la mer Caspienne du Pont-Euxin, étoit couvert de villes et de nations qui ne sont plus encore.

que

Ératosthène et Aristobule tenoient de Patrocle les marchandises des Indes passoient par l'Oxus dans la mer du Pont. Marc Varron 5 nous dit que l'on apprit, du temps de Pompée dans la guerre contre Mithridate, que l'on alloit en sept jours de l'Inde dans le pays des Bactriens, et au fleuve Icarus, qui se jette dans l'Oxus; que par là les marchandises de l'Inde pouvoient traverser la mer Caspienne, entrer de là dans l'embouchure du Cyrus'; que, de ce fleuve, il ne falloit qu'un trajet par terre de cinq jours pour aller au Phase, qui conduisoit dans le Pont-Euxin. C'est sans doute par les nations qui peuploient ces divers pays que les grands empires des Assyriens, des Mèdes et des Perses, avoient une communication avec les parties de l'Orient et de l'Occident les plus reculées.

Cette communication n'est plus. Tous ces pays ont été dévastés par les Tartares, et cette nation destructrice les habite encore pour les infester. L'Oxus ne va plus à la mer Caspienne; les Tartares l'ont détourné pour des raisons particulières 7; il se perd dans des sables arides.

Le Jaxarte, qui formoit autrefois une barrière entre les nations policées et les nations barbares, a été tout de même détourné par les Tartares, et ne va plus jusqu'à la mer.

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Séleucus Nicator forma le projet de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne. Ce dessein, qui eût donné bien des facilités au commerce qui se faisoit dans ce temps-là, s'évanouit à sa

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qui se jettent dans la partie orientale de la mer Caspienne, il y ait eu de grands changements dans ce pays. La carte du czar ne met de ce côté-là que la rivière d'Astrabat; et celle de M. Bathalsi, rien du tout.

7. Voyez la relation de Genkinson, dans le Recueil des voyages du nord, tom. IV.

8. Je crois que de là s'est formé le lac Aral.

9. Claude César, dans Pline, liv. VI, chap. XI.

mort1. On ne sait s'il auroit pu l'exécuter dans l'isthme qui sépare les deux mers. Ce pays est aujourd'hui très-peu connu; il est dépeuplé et plein de forêts. Les eaux n'y manquent pas, car une infinité de rivières y descendent du mont Caucase; mais ce Caucase, qui forme le nord de l'isthme, et qui étend des espèces de bras2 au midi, auroit été un grand obstacle, surtout dans ces temps-là, où l'on n'avoit point l'art de faire des écluses.

On pourroit croire que Séleucus vouloit faire la jonction des deux mers dans le lieu même où le czar Pierre Ier l'a faite depuis, c'est-à-dire dans cette langue de terre où le Tanaïs s'approche du Volga: mais le nord de la mer Caspienne n'étoit pas encore découvert.

Pendant que dans les empires d'Asie il y avoit un commerce de luxe, les Tyriens faisoient par toute la terre un commerce d'économie. Bochard a employé le premier livre de son Chanaan à faire l'énumération des colonies qu'ils envoyèrent dans tous les pays qui sont près de la mer; ils passèrent les colonnes d'Hercule, et firent des établissements3 sur les côtes de l'Océan.

Dans ces temps-là, les navigateurs étoient obligés de suivre les côtes, qui étoient pour ainsi dire leur boussole. Les voyages étoient longs et pénibles. Les travaux de la navigation d'Ulysse ont été un sujet fertile pour le plus beau poëme du monde, après celui qui est le premier de tous.

Le peu de connoissance que la plupart des peuples avoient de ceux qui étoient éloignés d'eux favorisoit les nations qui faisoient le commerce d'économie. Elles mettoient dans leur négoce les obscurités qu'elles vouloient elles avoient tous les avantages que les nations intelligentes prennent sur les peuples ignorants.

L'Egypte, éloignée par la religion et par les mœurs de toute communication avec les étrangers, ne faisoit guère de commerce au dehors : elle jouissoit d'un terrain fertile et d'une extrême abondance. C'étoit le Japon de ces temps-là : elle se suffisoit à elle-même.

Les Egyptiens furent si peu jaloux du commerce du dehors qu'ils laissèrent celui de la mer Rouge à toutes les petites nations qui y eurent quelque port. Ils souffrirent que les Iduméens, les Juifs et les Syriens y eussent des flottes. Salomon employa à cette navigation des Tyriens qui connoissoient ces mers.

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4. Liv. III, des Rois, chap. Ix; Paralip., liv. II, chap. VIII.

Josèphe1 dit que sa nation, uniquement occupée de l'agriculture, connoissoit peu la mer: aussi ne fut-ce que par occasion que les Juifs négocièrent dans la mer Rouge. Ils conquirent, sur les Iduméens, Elath et Asiongaber, qui leur donnèrent ce commerce: ils perdirent ces deux villes, et perdirent ce commerce aussi.

Il n'en fut pas de même des Phéniciens : ils ne faisoient pas un commerce de luxe; ils ne négocioient point par la conquête ; leur frugalité, leur habileté, leur industrie, leurs périls, leurs fatigues les rendoient nécessaires à toutes les nations du monde.

Les nations voisines de la mer Rouge ne négocioient que dans cette mer et celle d'Afrique. L'étonnement de l'univers, à la découverte de la mer des Indes, faite sous Alexandre, le prouve assez. Nous avons dit 2 qu'on porte toujours aux Indes des métaux précieux, et que l'on n'en rapporte point; les flottes juives, qui rapportoient par la mer Rouge de l'or et de l'argent, revenoient d'Afrique, et non pas des Indes.

Je dis plus cette navigation se faisoit sur la côte orientale de l'Afrique; et l'état où étoit la marine pour lors prouve assez qu'on n'alloit pas dans des lieux plus reculés.

Je sais que les flottes de Salomon et de Jozaphat ne revenoient que la troisième année; mais je ne vois pas que la longueur du voyage prouve la grandeur de l'éloignement.

Pline et Strabon nous disent que le chemin qu'un navire des Indes et de la mer Rouge, fabriqué de joncs, faisoit en vingt jours, un navire grec ou romain le faisoit en sept*. Dans cette proportion, un voyage d'un an pour les flottes grecques et romaines étoit à peu près de trois pour celles de Salomon.

Deux navires d'une vitesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vitesse : la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s'agit de suivre les côtes, et qu'on se trouve sans cesse dans une différente position; qu'il faut attendre un bon vent pour sortir d'un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables; tandis que l'autre reste dans un endroit difficile, et attend plusieurs jours un autre changement.

Cette lenteur des navires des Indes, qui, dans un temps égal, ne pouvoient faire que le tiers du chemin que faisoient les vais

1. Contre Appion.

2. Au chap. i de ce livre.

3. La proportion établie en Europe entre l'or et l'argent peut quelquefois faire trouver du profit à prendre dans

les Indes de l'or pour de l'argent; mais c'est peu de chose.

4. Voyez Pline, liv. VI, chap. xx11; et Strabon, liv. XV.

seaux grecs et romains, peut s'expliquer par ce que nous voyons aujourd'hui dans notre marine. Les navires des Indes, qui étoient de jonc, tiroient moins d'eau que les vaisseaux grecs et romains, qui étoient de bois, et joints avec du fer.

On peut comparer ces navires des Indes à ceux de quelques nations d'aujourd'hui, dont les ports ont peu de fond: tels sont ceux de Venise, et même en général de l'Italie1, de la mer Baltique, et de la province de Hollande. Leurs navires, qui doivent en sortir et y rentrer, sont d'une fabrique ronde et large de fond; au lieu que les navires d'autres nations qui ont de bons ports sont, par le bas, d'une forme qui les fait entrer profondément dans l'eau. Cette mécanique fait que ces derniers navires naviguent plus près du vent, et que les premiers ne naviguent presque que quand ils ont le vent en poupe. Un navire qui entre beaucoup dans l'eau navigue vers le même côté à presque tous les vents: ce qui vient de la résistance que trouve dans l'eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d'appui, et de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté; pendant que, par l'effet de la figure du gouvernail, on tourne la proue vers le côté que l'on se propose; en sorte qu'on peut aller très-près du vent, c'est-à-dire très-près du côté d'où vient le vent. Mais quand le navire est d'une figure ronde et large de fond, et que par conséquent il enfonce peu dans l'eau, il n'y a plus de point d'appui; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guère aller que du côté opposé au vent. D'où il suit que les vaisseaux d'une construction ronde de fond sont plus lents dans les voyages: 1o ils perdent beaucoup de temps à attendre le vent, surtout s'ils sont obligés de changer souvent de direction; 20 ils vont plus lentement, parce que, n'ayant pas de point d'appui, ils ne sauroient porter autant de voiles que les autres. Que si, dans un temps où la marine s'est si fort perfectionnée, dans un temps où les arts se communiquent, dans un temps où l'on corrige par l'art, et les défauts de la nature, et les défauts de l'art même, on sent ces différences, que devoit-ce être dans la marine des anciens?

Je ne saurois quitter ce sujet. Les navires des Indes étoient petits, et ceux des Grecs et des Romains, si l'on en excepte ces machines que l'ostentation fit faire, étoient moins grands que les nôtres. Or, plus un navire est petit, plus il est en danger dans les gros temps. Telle tempête submerge un navire, qui ne

1. Elle n'a presque que des rades; mais la Sicile a de très-bons ports.

2. Je dis de la province de Hollande;

car les ports de celle de Zélande sont assez profonds.

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