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servitude consiste à renoncer à l'usage des choses que la nature leur avoit données, ou à faire sur ces choses un commerce désavantageux.

CHAPITRE X

Etablissement propre au commerce d'économie.

Dans les Etats qui font le commerce d'économie, on a heureusement établi des banques, qui, par leur crédit, ont formé de nouveaux signes des valeurs. Mais on auroit tort de les transporter dans les Etats qui font le commerce de luxe. Les mettre dans des pays gouvernés par un seul, c'est supposer l'argent d'un côté, et de l'autre la puissance; c'est-à-dire d'un côté la faculté de tout avoir sans aucun pouvoir, et de l'autre le pouvoir avec la faculté de rien du tout. Dans un gouvernement pareil, il n'y a jamais eu que le prince qui ait eu, ou qui ait pu avoir un trésor; et, partout où il y en a un, dès qu'il est excessif, il devient d'abord le tresor du prince.

Par la même raison, les compagnies de négociants qui s'associent pour un certain commerce conviennent rarement au gouvernement d'un seul. La nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques. Mais, dans ces Etats, cette force ne peut se trouver que dans les mains du prince. Je dis plus : elles ne conviennent pas toujours dans les Etats où l'on fait le commerce d'économie; et, si les affaires ne sont si grandes qu'elles soient au-dessus de la portée des particuliers, on fera encore mieux de ne point gêner, par des priviléges exclusifs, la liberté du commerce.

CHAPITRE XI

Continuation du même sujet.

Dans les Etats qui font le commerce d'économie, on peut établir un port franc. L'économie de l'Etat, qui suit toujours la frugalité des particuliers, donne, pour ainsi dire, l'àme à son commerce d'économie. Ce qu'il perd de tributs par l'établissement dont nous parlons est compensé par ce qu'il peut tirer de la richesse industrieuse de la république Mais, dans le gouvernement monarchique, de pareils établissements seroient contre la raison; ils n'auroient d'autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priveroit de l'unique bien que ce luxe peut procurer, et du seul frein que, dans une constitution pareille, il puisse recevoir.

CHAPITRE XII

De la liberté du commerce.

La liberté du commerce n'est pas une faculté accordée aux négociants de faire ce qu'ils veulent : ce seroit bien plutôt sa servitude. Ce qui gêne le commerçant ne gêne pas pour cela le commerce. C'est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre; et il n'est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude.

L'Angleterre défend de faire sortir ses laines; elle veut que le charbon soit transporté par mer dans la capitale; elle ne permet point la sortie de ses chevaux, s'ils ne sont coupés; les vaisseaux de ses colonies qui commercent en Europe doivent mouiller en Angleterre. Elle gêne le négociant; mais c'est en faveur du commerce.

CHAPITRE XIII

Ce qui détruit cette liberté.

Là où il y a du commerce, il y a des douanes. L'objet du commerce est l'exportation et l'importation des marchandises en faveur de l'Etat; et l'objet des douanes est un certain droit sur cette même exportation et importation, aussi en faveur de l'Etat. Il faut donc que l'Etat soit neutre entre sa douane et son commerce, et qu'il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent point; et alors on y jouit de la liberté du commerce.

La finance détruit le commerce par ses injustices, par ses vexations, par l'excès de ce qu'elle impose; mais elle le détruit encore, indépendamment de cela, par les difficultés qu'elle fait naìtre, et les formalités qu'elle exige. En Angleterre, où les douanes sont en régie, il y a une facilité de négocier singulière : un mot d'écriture fait les plus grandes affaires; il ne faut point que le marchand perde un temps infini, et qu'il ait des commis exprès pour faire cesser toutes les difficultés des fermiers, ou pour s'y soumettre.

CHAPITRE XIV

Des lois de commerce qui emportent la confiscation des marchandises. La grande chartre des Anglois défend de saisir et de con1. Acte de navigation de 1660. Ce n'a été qu'en temps de guerre que ceux de Boston et de Philadelphie ont envoyé leurs vaisseaux en droiture jusque dans la Méditerranée porter leurs den

rées.

2. Au commencement du treizième siècle, Jean-Sans-Terre ayant fait hommage de son royaume au pape Innocent III, perdit l'estime et l'affection de ses sujets. Les barons (et sous ce nom on comprenoit alors tous les seigneurs

fisquer, en cas de guerre, les marchandises des négociants étrangers, à moins que ce ne soit par représailles. Il est beau que la nation angloise ait fait de cela un des articles de sa liberté.

Dans la guerre que l'Espagne eut avec les Anglois en 1740, elle fit une loi qui punissoit de mort ceux qui introduiroient dans les Etats d'Espagne des marchandises d'Angleterre; elle infligeoit la même peine à ceux qui porteroient dans les Etats d'Angleterre des marchandises d'Espagne. Une ordonnance pareille ne peut, je crois, trouver de modèle que dans les lois du Japon. Elle choque nos mœurs, l'esprit du commerce, et l'harmonie qui doit être dans la proportion des peines; elle confond toutes les idées, faisant un crime d'Etat de ce qui n'est qu'une violation de police.

CHAPITRE XV

De la contrainte par corps.

Solon ordonna à Athènes qu'on n'obligeroit plus le corps pour dettes civiles. Il tira cette loi d'Egypte3; Bocchoris l'avoit faite, et Sésostris l'avoit renouvelée.

Cette loi est très-bonne pour les affaires civiles ordinaires; mais nous avons raison de ne point l'observer dans celles de commerce. Car les négociants étant obligés de confier de grandes sommes pour des temps souvent fort courts, de les donner et de les reprendre, il faut que le débiteur remplisse toujours au temps fixé ses engagements: ce qui suppose la contrainte par corps.

Dans les affaires qui dérivent des contrats civils ordinaires, la loi ne doit point donner la contrainte par corps, parce qu'elle fait plus de cas de la liberté d'un citoyen que de l'aisance d'un autre. Mais, dans les conventions qui dérivent du commerce, la loi doit faire plus de cas de l'aisance publique que de la liberté d'un citoyen : ce qui n'empêche pas les res

d'Angleterre) se liguèrent contre leur roi, et lui demandèrent la confirmation de la charte de Henri Ier, qui jusque-là étoit restée sans exécution. Jean s'y refusa d'abord; mais il se vit bientôt obligé de leur accorder tout ce qu'ils demandoient, et même d'augmenter considé rablement leurs prérogatives, au détriment de la couronne. L'acte qui renferme cette concession est connu dans l'histoire sous le nom de grande chartre, et fait encore aujourd'hui la base

des libertés de l'Angleterre.

1. Publié à Cadix au mois de mars 1740.

2. Plutarque, au traité, Qu'il ne faut point emprunter à usure.

3. Diodore, liv. I, part. II, ch. LXXIX. 4. Les législateurs grecs étoient blåmables, qui avoient défendu de prendre en gage les armes et la charrue d'un homme, et permettoient de prendre l'homme même. (Diodore, liv. I, part. II, chap. LXXIX.)

trictions et les limitations que peuvent demander l'humanité et la bonne police.

CHAPITRE XVI

Belle loi.

La loi de Genève qui exclut des magistratures, et même de l'entrée dans le grand conseil, les enfants de ceux qui ont vécu ou qui sont morts insolvables, à moins qu'ils n'acquittent les dettes de leur père, est très-bonne. Elle a cet effet, qu'elle donne de la confiance pour les négociants; elle en donne pour les magistrats; elle en donne pour la cité même. La foi particulière y a encore la force de la foi publique.

CHAPITRE XVII

Loi de Rhodes.

Les Rhodiens allèrent plus loin. Sextus Empiricus1 dit que, chez eux, un fils ne pouvoit se dispenser de payer les dettes de son père, en renonçant à sa succession. La loi de Rhodes étoit donnée à une république fondée sur le commerce : or, je crois que la raison du commerce mème y devoit mettre cette limitation, que les dettes contractées par le père, depuis que le fils avoit commencé à faire le commerce, n'affecteroient point les biens acquis par celui-ci. Un négociant doit toujours connoître ses obligations, et se conduire à chaque instant suivant l'état de sa fortune.

CHAPITRE XVIII

Des juges pour le commerce.

Xénophon, au livre des Revenus2, voudroit qu'on donnât des récompenses à ceux des préfets du commerce qui expédient le plus vite les procès. Il sentoit le besoin de notre jurisdiction consulaire3.

Les affaires du commerce sont très-peu susceptibles de formalités ce sont des actions de chaque jour, que d'autres de même nature doivent suivre chaque jour; il faut donc qu'elles puissent être décidées chaque jour. Il en est autrement des actions de la vie qui influent beaucoup sur l'avenir, mais qui arrivent rarement. On ne se marie guère qu'une fois; on ne fait pas tous les jours des donations ou des testaments; on n'est majeur qu'une fois.

1. Hypotyposes, liv. I, chap. xiv.
2. De Proventibus, cap. III, § 3.
3. Les Romains, dans le bas-empire,

eurent cette espèce de juridiction pour les nautonniers.

Platon dit que, dans une ville où il n'y a point de commerce maritime, il faut la moitié moins de lois civiles; et cela est très-vrai. Le commerce introduit dans le même pays différentes sortes de peuples, un grand nombre de conventions, d'espèces de biens, et de manières d'acquérir.

Ainsi, dans une ville commerçante, il y a moins de juges, et plus de lois.

CHAPITRE XIX

Que le prince ne doit point faire le commerce.

Théophile 2, voyant un vaisseau où il y avoit des marchandises pour sa femme Théodora, le fit brûler. « Je suis empe« reur, lui dit-il, et vous me faites patron de galère. En quoi « les pauvres gens pourront-ils gagner leur vie, si nous faisons « encore leur métier? » Il auroit pu ajouter : Qui pourra nous réprimer, si nous faisons des monopoles? Qui nous obligera de remplir nos engagements? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire; ils seront plus avides et plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice; il n'en a point en notre opulence: tant d'impôts qui font sa misère sont des preuves certaines de la nôtre.

CHAPITRE XX

Continuation du même sujet.

Lorsque les Portugais et les Castillans dominoient dans les Indes orientales, le commerce avoit des branches si riches, que leurs princes ne manquèrent pas de s'en saisir. Cela ruina leurs établissements dans ces parties-là.

Le vice-roi de Goa accordoit à des particuliers des priviléges exclusifs. On n'a point de confiance en de pareilles gens; le commerce est discontinué par le changement perpétuel de ceux à qui on le confie; personne ne ménage ce commerce, et ne se soucie de le laisser perdu à son successeur; le profit reste dans des mains particulières, et ne s'étend pas assez.

CHAPITRE XXI

Du commerce de la noblesse dans la monarchie.

Il est contre l'esprit du commerce que la noblesse le fasse dans la monarchie. « Cela seroit pernicieux aux villes, disent « les empereurs Honorius et Théodose, et ôteroit entre les mar« chands et les plébéiens la facilité d'acheter et de vendre.> 1. Des Lois, liv. VIII.

2. Zonare.

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