Page images
PDF
EPUB

L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses interèts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres.

La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très-rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands.

C'est un sacrilege chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exerce' l'hospitalité envers un étranger va lui montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la meme humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge. Cela paroit par deux lois du code des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout barbare qui iroit montrer à un étranger la maison d'un Romain, et l'autre règle que celui qui recevra un etranger sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote part.

2

CHAPITRE III

De la pauvreté des peuples.

Il y a deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendu tels; et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autres ne sont pauvres que parce qu'ils ont dédaigné, ou parce qu'ils n'ont pas connu les commodités de la vie; et ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté.

CHAPITRE IV

Du commerce dans les divers gouvernements.

Le commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe; et, quoiqu'il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices, et à ses fantaisies. Dans le vaille pour moi; je ne vous demande rien qu'en vous en offrant la valeur : faites-en antant. » (Edition anonyme de 1764.)

1. Et qui modo hospes fuerat mons

trator hospitii. (De Moribus Germa-
norum.) Voyez aussi César, Guerre des
Gaules, liv. VI.
2. Tit. XXXVIII.

gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l'économie 1. Les négociants, ayant l'œil sur toutes les nations de la terre, portent à l'une ce qu'ils tirent de l'autre 2. C'est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d'Athènes, de Marseille, de Florence, de Venise et de Hollande ont fait le com

merce.

Cette espèce de trafic regarde le gouvernement de plusieurs par sa nature, et le monarchique par occasion. Car, comme il n'est fondé que sur la pratique de gagner peu, et mème de gagner moins qu'aucune autre nation, et de ne se dédommager qu'en gagnant continuellement, il n'est guère possible qu'il puisse être fait par un peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, et qui ne voit que de grands objets.

C'est dans ces idées que Cicéron disoit si bien : « Je n'aime << point qu'un même peuple soit en même temps le dominateur « et le facteur de l'univers. » En effet, il faudroit supposer que chaque particulier dans cet Etat, et tout l'Etat même, eussent toujours la tète pleine de grands projets, et cette même tête remplie de petits; ce qui est contradictoire.

Ce n'est pas que, dans ces Etats qui subsistent par le commerce d'économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, et que l'on n'y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies en voici la raison.

Un commerce mène à l'autre, le petit au médiocre, le médiocre au grand; et celui qui a eu tant d'envie de gagner peu se met dans une situation où il n'en a pas moins de gagner beaucoup.

De plus, les grandes entreprises des négociants sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques. Mais, dans les monarchies, les affaires publiques sont, la plupart du temps, aussi suspectes aux marchands qu'elles leur paroissent sûres dans les Etats républicains. Les grandes entreprises de

1. Le commerce peut avoir pour objet différentes espèces de denrées et marchandises; mais, en général, par le terme de commerce, je ne pense pas que jamais personne ait imaginé que ce fût autre chose qu'un négoce ou trafic de marchandises et denrées quelconques, dans la vue de profiter sur la vente ou échange que l'on en fait. Les négociants des républiques et monarchies font le même commerce, et il est plus ou moins avantageux pour les uns ou pour les autres, suivant leurs moyens, leur prudence, et l'étendue de leurs connoissances respectives. Ce ne sont que ces

accessoires qui peuvent constituer entre eux quelque différence; du reste, tout est parfaitement égal. Le plus habile négociant ignore sûrement jusqu'au nom de commerce d'économie. (D.)

2. Le négociant, ayant l'œil sur les besoins et le superflu des nations, fournit aux unes ce qui leur manque, et débarrasse les autres de ce qu'elles ont de trop: telles sont les vues spéculatives et la pratique du commerce de tous les peuples de l'univers. (D.)

3. Nolo eumdem populum imperatorem et portilorem esse terrarum,

commerce ne sont donc pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs.

En un mot, une plus grande certitude de sa propriété, que l'on croit avoir dans ces États, fait tout entreprendre, et, parce qu'on croît être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage; on ne court de risque que sur les moyens d'acquérir: or, les hommes espèrent beaucoup de leur fortune.

Je ne veux pas dire qu'il y ait aucune monarchie qui soit totalement exclue du commerce d'économie; mais elle y est moins portée par sa nature. Je ne veux pas dire que les républiques que nous connoissons soient entièrement privées du commerce de luxe; mais il a moins de rapport à leur constitution.

Quant à l'Etat despotique, il est inutile d'en parler. Règle générale: dans une nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu'à acquérir; dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu'à conserver.

CHAPITRE V

Des peuples qui ont fait le commerce d'économie.

Marseille, retraite nécessaire au milieu d'une mer orageuse; Marseille, ce lieu où les vents, les bancs de la mer, la disposition des côtes ordonnent de toucher, fut fréquentée par les gens de mer. La stérilité de son territoire détermina ses citoyens au commerce d'économie. Il fallut qu'ils fussent laborieux, pour suppléer à la nature qui se refusoit; qu'ils fussent justes, pour vivre parmi les nations barbares qui devoient faire leur prospérité; qu'ils fussent modérés, pour que le gouvernement fût toujours tranquille; enfin, qu'ils eussent des mœurs frugales, pour qu'ils pussent toujours vivre d'un commerce qu'ils conserveroient plus sûrement lorsqu'il seroit moins avantageux.

On a vu partout la violence et la vexation donner naissance au commerce d'économie, lorsque les hommes sont contraints de se réfugier dans les marais, dans les îles, les bas-fonds de la mer, et ses écueils même. C'est ainsi que Tyr, Venise, et les villes de Hollande, furent fondées; les fugitifs y trouvèrent leur sûreté. Il fallut subsister; ils tirèrent leur subsistance de tout l'univers.

CHAPITRE VI

Quelques effets d'une grande navigation.

Il arrive quelquefois qu'une nation qui fait le commerce d'é

conomie, ayant besoin d'une marchandise d'un pays qui lui serve de fonds pour se procurer les marchandises d'un autre, se contente de gagner très-peu, et quelquefois rien, sur les unes, dans l'espérance ou la certitude de gagner beaucoup sur les autres. Ainsi, lorsque la Hollande faisoit presque seule le commerce du midi au nord de l'Europe, les vins de France, qu'elle portoit au nord, ne lui servoient, en quelque manière, que de fonds pour faire son commerce dans le nord.

On sait que souvent, en Hollande, de certains genres de marchandise venue de loin ne se vendent pas plus cher qu'ils n'ont coûté sur les lieux mêmes. Voici la raison qu'on en donne: un capitaine qui a besoin de lester son vaisseau prendra du marbre; il a besoin de bois pour l'arrimage, il en achètera ; et pourvu qu'il n'y perde rien, il croira avoir beaucoup fait. C'est ainsi que la Hollande a aussi ses carrières et ses forèts.

Non-seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile, un commerce même désavantageux peut l'être. J'ai ouï dire en Hollande que la pêche de la baleine, en général, ne rend presque jamais ce qu'elle coûte; mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrès, les apparaux, les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal interêt à cette pêche. Perdissent-ils sur la pêche, ils ont gagné sur les fournitures. Ce commerce est une espèce de loterie, et chacun est séduit par l'espérance d'un billet noir. Tout le monde aime à jouer; et les gens les plus sages jouent volontiers, lorsqu'ils ne voient point les apparences du jeu, ses égarements, ses violences, ses dissipations, la perte du temps, et mème de toute la vie.

CHAPITRE VII

Esprit de l'Angleterre sur le commerce.

L'Angleterre n'a guère de tarif réglé avec les autres nations: son tarif change, pour ainsi dire, à chaque parlement, par les droits particuliers qu'elle ôte ou qu'elle impose. Elle a voulu encore conserver sur cela son indépendance. Souverainement jalouse du commerce qu'on fait chez elle, elle se lie peu par des traités, et ne dépend que de ses lois.

D'autres nations ont fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques; celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politiques aux intérêts de son commerce.

C'est le peuple du monde qui à le mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses: la religion, le commerce et la liberté.

CHAPITRE VIII

Comment on a gêné quelquefois le commerce d'économie.

On a fait, dans certaines monarchies, des lois très-propres à abaisser les Etats qui font le commerce d'économie. On leur a défendu d'apporter d'autres marchandises que celles du crû de leur pays; on ne leur a permis de venir trafiquer qu'avec des navires de la fabrique du pays où ils viennent.

Il faut que l'Etat qui impose ces lois puisse aisément faire lui-même le commerce: sans cela, il se fera pour le moins un tort égal. Il vaut mieux avoir affaire à une nation qui exige peu, et que les besoins du commerce rendent en quelque façon dépendante; à une nation qui, par l'étendue de ses vues ou de ses affaires, sait où placer toutes les marchandises superflues; qui est riche, et peut se charger de beaucoup de denrees; qui les payera promptement; qui a, pour ainsi dire, des nécessités d'être fidele; qui est pacifique par principe; qui cherche à gagner et non pas à conquerir: il vaut mieux, dis-je, avoir affaire à cette nation qu'à d'autres toujours rivales, et qui ne donneroient pas tous ces avantages.

1

CHAPITRE IX

De l'exclusion en fait de commerce.

La vraie maxime est de n'exclure aucune nation de son commerce sans de grandes raisons. Les Japonois ne commercent qu'avec deux nations, la chinoise et la hollandoise. Les Chinois gagnent mille pour cent sur le sucre, et quelquefois autant sur les retours. Les Hollandois font des profits à peu près pareils. Toute nation qui se conduira sur les maximes japonoises sera nécessairement trompée. C'est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises, et qui établit les vrais rapports entre elles.

Encore moins un Etat doit-il s'assujettir à ne vendre ses marchandises qu'à une seule nation, sous pretexte qu'elle les prendra toutes à un certain prix. Les Polonois ont fait pour leur blé ce marché avec la ville de Dantzick; plusieurs rois des Indes ont de pareils contrats pour les épiceries avec les Hollandois. Ces conventions ne sont propres qu'à une nation pauvre, qui veut bien perdre l'espérance de s'enrichir, pourvu qu'elle ait une subsistance assurée; ou à des nations dont la

1. Le P. Duhalde, tom. II, pag. 171. les Portugais. (Voyages de François 2. Cela fut premièrement établi par Pirard, chap. xv, partie II.)

« PreviousContinue »