Page images
PDF
EPUB

Si les nobles avoient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation, et que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple, le point de l'extrême servitude auroit été entre le moment de l'abaissement des grands, et celui où le peuple auroit commencé à sentir son pouvoir.

Il pourroit être que cette nation, ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en auroit, en plusieurs occasions, conservé le style de manière que, sur le fond d'un gouvernement libre, on verroit souvent la forme d'un gouvernement absolu.

A l'égard de la religion, comme dans cet Etat chaque citoyen auroit sa volonté propre, et seroit par conséquent conduit par ses propres lumières, ou ses fantaisies, il arriveroit, ou que chacun auroit beaucoup d'indifférence pour toutes sortes de religions, de quelque espèce qu'elles fussent, moyennant quoi tout le monde seroit porté à embrasser la religion dominante; ou que l'on seroit zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieroient.

Il ne seroit pas impossible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auroient point de religion, et qui ne voudroient pas cependant souffrir qu'on les obligeat à changer celle qu'ils auroient, s'ils en avoient une car ils sentiroient d'abord que la vie et les biens ne sont pas plus à eux que leur manière de penser; et que qui peut ravir l'un peut encore mieux ôter l'autre.

Si, parmi les différentes religions, il y en avoit une à l'établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'esclavage, elle y seroit odieuse, parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons et les accessoires que nous y mettons, celle-ci ne se présenteroit jamais à l'esprit avec l'idée de liberté.

Les lois contre ceux qui professeroient cette religion ne seroient point sanguinaires : car la liberté n'imagine point ces sortes de peines; mais elles seroient si réprimantes, qu'elles feroient tout le mal qui peut se faire de sang-froid.

Il pourroit arriver de mille manières que le clergé auroit si peu de crédit que les autres citoyens en auroient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer, il aimeroit mieux supporter les mêmes charges que les laïques, et ne faire à cet égard qu'un même corps; mais, comme il chercheroit toujours à s'attirer le respect du peuple, il se distingueroit par une vie plus retirée, une conduite plus réservée, et des mœurs plus pures.

Ce clergé ne pouvant protéger la religion, ni être protégé

par elle, sans force pour contraindre, chercheroit à persuader : on verroit sortir de sa plume de très-bons ouvrages, pour prouver la révélation et la providence du grand Etre.

Il pourroit arriver qu'on éluderoit ses assemblées, et qu'on ne voudroit pas lui permettre de corriger ses abus mèmes; et que, par un délire de la liberté, on aimeroit mieux laisser sa réforme imparfaite que de souffrir qu'il fût réformateur.

Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seroient plus fixes qu'ailleurs; mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheroient plus du peuple : les rangs seroient donc plus separés, et les personnes plus confondues.

Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, et se refait tous les jours, auroient plus d'égard pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent ainsi, on y verroit peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit.

On n'y estimeroit guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles; et de ce genre il n'y en a que deux : les richesses et le mérite personnel.

Il y auroit un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels; et l'on ne chercheroit guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis.

On y jouiroit d'un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seroient proscrites: ainsi, plusieurs ayant plus de bien que d'occasions de dépense, l'emploieroient d'une manière bizarre; et dans cette nation il y auroit plus d'esprit que de goût.

Comme on seroit toujours occupé de ses intérêts, on n'auroit point cette politesse qui est fondée sur l'oisiveté; et réellement on n'en auroit pas le temps.

L'époque de la politesse des Romains est la même que celle de l'etablissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l'oisiveté, et l'oisiveté fait naître la politesse.

Plus il y a de gens dans une nation qui ont besoin d'avoir des ménagements entre eux et de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c'est plus la politesse des mœurs que celle des manières qui doit nous distinguer des peuples barbares.

Dans une nation où tout homme, à sa manière, prendroit part à l'administration de l'Etat, les femmes ne devroient guère vivre avec les hommes. Elles seroient donc modestes, c'est-à

dire timides; cette timidité feroit leur vertu tandis que les hommes, sans galanterie, se jetteroient dans une débauche qui leur laisseroit toute leur liberté et leur loisir.

Les lois n'y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun se regarderoit comme monarque; et les hommes, dans cette nation, seroient plutôt des confedérés que des concitoyens.

Si le climat avoit donné à bien des gens un esprit inquiet et des vues étendues, dans un pays où la constitution donneroit à tout le monde une part au gouvernement et des intérêts politiques, on parleroit beaucoup de politique; on verroit des gens qui passeroient leur vie à calculer des événements qui, vu la nature des choses et le caprice de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont guère soumis au calcul.

Dans une nation libre, il est très-souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent: de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements.

De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu'on raisonne bien ou mal; il suffit qu'on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué.

Bien des gens qui ne se soucieroient de plaire à personne s'abandonneroient à leur humeur. La plupart, avec de l'esprit, seroient tourmentés par leur esprit même : dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seroient malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas.

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation seroit fière; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance.

Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines.

Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveroient souvent au milieu de gens inconnus; ils seroient timides, et l'on verroit en eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté.

Le caractère de la nation paroîtroit surtout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verroit des gens recueillis, et qui auroient pensé tout seuls.

La société nous apprend à sentir les ridicules; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satiriques seroient sanglants; et l'on verroit bien des Juvénals chez eux, avant d'avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens

trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire; dans les Etats extrêmement libres, ils trahissent la vérité, à cause de leur liberté même, qui, produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu'il le seroit d'un despote.

Leurs poëtes auroient plus souvent cette rudesse originale de l'invention, qu'une certaine délicatesse que donne le goût; on y trouveroit quelque chose qui approcheroit plus de la force de Michel-Ange que de la grâce de Raphaël.

LIVRE VINGTIÈME

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LE COMMERCE CONSIDÉRÉ DANS SA NATURE ET SES DISTINCTIONS.

Docuit maximus Atlas. (VIRG., Eneid.*)

CHAPITRE PREMIER

Du commerce.

Les matières qui suivent demanderoient d'être traitées avec plus d'étendue; mais la nature de cet ouvrage ne le permet

1. Ici commence la seconde partie de l'Esprit des Lois dans toutes les éditions publiées du vivant de l'auteur, qui eut d'abord l'intention de placer à la tête de ce vingtième livre l'invocation suivante :

enten

Vierges du mont Piérie **, dez-vous le nom que je vous donne? Inspirez-moi. Je cours une longue carrière; je suis accablé de tristesse et d'ennui. Mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentois autrefois, et qui fuit loin de moi. Vous n'êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir.

<< Mais si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même; faites qu'on soit instruit et que je n'enseigne pas; que je réfléchisse et que je paroisse sentir; et, lorsque j'annoncerai des choses nouvelles, faites qu'on croie que je ne savois rien, et que vous m'avez tout dit. . Quand les eaux de votre fontaine

[blocks in formation]

sortent du rocher que vous aimez, elles ne montent point dans les airs pour retomber; elles coulent dans la prairie; elles font vos délices, parce qu'elles font les délices des bergers.

Muses charmantes, si vous portez sur moi un seul de vos regards, tout le monde lira mon ouvrage; et ce qui ne sauroit être un amusement sera un plaisir.

Divines Muses, je sens que vous m'inspirez, non pas ce qu'on chante à Tempé sur les chalumeaux, ou ce qu'on répète à Délos sur la lyre vous voulez que je parle à la raison; elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis des sens.»

Jacob Vernet, qui s'étoit chargé de revoir les épreuves de l'Esprit des Lois, pensant que ce morceau y seroit déplacé, engagea Montesquieu à le supprimer. I en reçut la réponse suivante : « A l'égard de l'Invocation aux Muses, elle a contre elle que c'est une chose singulière dans cet ouvrage, et qu'on n'a point encore faite; mais quand une chose singulière est bonne en elle-même il ne faut pas la rejeter pour la singularité, qui devient elle-même une raison de

pas. Je voudrois couler sur une rivière tranquille : je suis entraîné par un torrent.

Le commerce guérit des préjugés destructeurs; et c'est presque une règle générale que partout où il y a des mœurs douces il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce il y a des mœurs douces.

Qu'on ne s'étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu'elles ne l'étoient autrefois. Le commerce a fait que la connoissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.

On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures ; c'étoit le sujet des plaintes de Platon; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.

CHAPITRE II

De l'esprit du commerce.

L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

2

Mais, si l'esprit du commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent.

succès; et il n'y a point d'ouvrage où il faille plus songer à délasser le lecteur que dans celui-ci, à cause de la longueur et de la pesanteur des matières,» Cependant Montesquieu changea de résolution, et quelques jours après il écrivit à son éditeur: « J'ai été incer tain, au sujet de l'Invocation, entre un de mes amis qui vouloit qu'on la laissât, et vous qui vouliez qu'on l'ôtât. Je mé range à votre avis, et bien fermement, et vous prie de ne la pas mettre. »

Tous ces détails nous ont été conservés dans le Mémoire historique sur la vie et les ouvrages de Jacob Vernet, imprimé à Genève en 1790.

N. B. Dans les éditions originales, l'épigraphe Docuit quæ maximus At

las est placée sur le titre général du tome second.

1. César dit des Gaulois que le voisinage et le commerce de Marseille les avoient gâtés de façon qu'eux, qui autrefois avoient toujours vaincu les Germains, leur étoient devenus inférieurs. (Guerre des Gaules, liv. VI.) 2. La Hollande.

3. Le commerce rend les hommes plus sociables, ou si l'on veut moins farouches, plus industrieux, plus actifs; mais il les rend en même temps moins courageux, plus rigides sur le droit parfait, moins sensibles aux sentiments de générosité. Le système du commerçant se réduit souvent à ce principe : « Que chacun travaille pour soi comme je tra

« PreviousContinue »