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chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point; dans une autre, elles ne font que des paniers et des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz; dans d'autres, ils ne faut pas qu'elles aillent quérir de l'eau. L'orgueil y a établi ses règles et il les fait suivre. Il n'est pas nécessaire de dire que les qualités morales ont des effets différents selon qu'elles sont unies à d'autres : ainsi l'orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc., produisit chez les Romains les effets que l'on sait.

CHAPITRE X

Du caractère des Espagnols et de celui des Chinois.

Les divers caractères des nations sont mêlés de vertus et de vices, de bonnes et de mauvaises qualités. Les heureux mélanges sont ceux dont il résulte de grands biens; et souvent on ne les soupçonneroit pas : il y en a dont il résulte de grands maux et qu'on ne soupçonneroit pas non plus.

La bonne foi des Espagnols a été fameuse dans tous les temps. Justin' nous parle de leur fidélité à garder les dépôts; ils ont souvent souffert la mort pour les tenir secrets. Cette fidélité qu'ils avoient autrefois, ils l'ont encore aujourd'hui. Toutes les nations qui commercent à Cadix confient leur fortune aux Espagnols; elles ne s'en sont jamais repenties. Mais cette qualité admirable, jointe à leur paresse, forme un mélange dont il résulte des effets qui leur sont pernicieux : les peuples de l'Europe font sous leurs yeux tout le commerce de leur monarchie.

Le caractère des Chinois forme un autre mélange, qui est en contraste avec le caractère des Espagnols. Leur vie précaire fait qu'ils ont une activité prodigieuse, et un désir si excessif du gain, qu'aucune nation commerçante ne peut se fier à eux3. Cette infidélité reconnue leur a conservé le commerce du Japon; aucun négociant d'Europe n'a osé entreprendre de le faire sous leur nom, quelque facilité qu'il y eût eu à l'entreprendre par leurs provinces maritimes du Nord.

CHAPITRE XI

Réflexion.

Je n'ai point dit ceci pour diminuer rien de la distance infinie qu'il y a entre les vices et les vertus: à Dieu ne plaise! J'ai

1. Liv. XLIV.

2. Par la nature du climat et du ter

rain.

3. Le P. Duhalde, tom. II.

seulement voulu faire comprendre que tous les vices politiques ne sont pas des vices moraux, et que tous les vices moraux ne sont pas des vice politiques; et c'est ce que ne doivent point ignorer ceux qui font des lois qui choquent l'esprit général.

CHAPITRE XII

Des manières et des mœurs dans l'Etat despotique.

C'est une maxime capitale qu'il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l'Etat despotique: rien ne seroit plus promptement suivi d'une révolution. C'est que dans ces Etats il n'y a point de lois, pour ainsi dire; il n'y a que des mœurs et des manières; et, si vous renversez cela, vous renversez tout.

Les lois sont établies, les mœurs sont inspirées; celles-ci tiennent plus à l'esprit général, celles-là tiennent plus à une institution particulière : or, il est aussi dangereux, et plus, de renverser l'esprit général que de changer une institution particulière.

On se communique moins dans les pays où chacun, et comme supérieur et comme inférieur, exerce et souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la libcrté règne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manières et de mœurs; les manières plus fixes approchent plus des lois : ainsi il faut qu'un prince ou un législateur y choque moins les mœurs et les manières que dans aucun pays du monde.

Les femmes y sont ordinairement enfermées et n'ont point de ton à donner. Dans les autres pays où elles vivent avec les hommes, l'envie qu'elles ont de plaire, et le désir que l'on a de leur plaire aussi, font que l'on change continuellement de manières. Les deux sexes se gåtent, ils perdent l'un et l'autre leur qualité distinctive et officielle; il se met un arbitraire dans ce qui étoit absolu, et les manières changent tous les jours.

CHAPITRE XIII

Des manières chez les Chinois.

Mais c'est à la Chine que les manières sont indestructibles.. Outre que les femmes y sont absolument séparées des hommės, on enseigne dans les écoles les manières comme les mœurs. On connoit un lettré1 à la façon aisée dont il fait la révérence. Ces choses, une fois données en préceptes, et par de graves

1. Dit le P. Duhalde.

docteurs, s'y fixent comme des principes de morale, et ne changent plus.

CHAPITRE XIV

Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs et les manières

d'une nation.

Nous avons dit que les lois étoient des institutions particulières et précises du législateur, les mœurs et les manières des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsque l'on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois : cela paroîtroit trop tyrannique; il vaut mieux les changer par d'autres mœurs et d'autres manières.

Ainsi, lorsqu'un prince veut faire de grands changements dans sa nation, il faut qu'il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu'il change par les manières ce qui est établi par les manières; et c'est une très-mauvaise politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières.

La loi qui obligeoit les Moscovites à se faire couper la barbe et les habits, et la violence de Pierre Ier, qui faisoit tailler jusqu'aux genoux les longues robes de ceux qui entroient dans les villes, étoient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes: ce sont les peines; il y en a pour faire changer les manières : ce sont les exemples.

La facilité et la promptitude avec laquelle cette nation s'est policée a bien montré que ce prince avoit trop mauvaise opinion d'elle, et que ces peuples n'étoient pas des bêtes, comme il le disoit. Les moyens violents qu'il employa étoient inutiles; il seroit arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changements. Les femmes étoient renfermées et en quelque façon esclaves; il les appela à la cour, il les fit habiller à l'allemande, il leur envoyoit des étoffes. Ce sexe goûta d'abord une façon de vivre qui flattoit si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les mœurs d'alors étoient étrangères au climat, et y avoient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Jer donnant les mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendoit pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires. Il n'avoit donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation : il lui eût suffi d'inspirer d'autres mœurs et d'autres manières.

En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes; les leur ôter violemment c'est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer euxmêmes.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort.

CHAPITRE XV

Influence du gouvernement domestique sur la politique.

Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié : le despotisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes; la liberté des femmes, avec l'esprit de la monarchie.

CHAPITRE XVI

Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent

les hommes.

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir.

Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

Quelquefois, dans un Etat, ces choses se confondent'. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et les manières; et les législateurs de la Chine en firent de même.

Il ne faut pas ètre étonné si les législateurs de Lacédémone et de la Chine confondirent les lois, les mœurs et les manières : c'est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.

Les législateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup; que chacun sentit à tous les instants qu'il devait beaucoup aux autres; qu'il n'y avoit point de citoyen qui ne dépendìt, à quelque égard, d'un autre citoyen. Ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue.

1. Moïse fit un même code pour les lois et la religion. Les premiers Ro

mains confondirent les coutumes an ciennes avec les lois.

Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens' de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée; moyen très-propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix et le bon ordre, et à ôter tous les vices qui viennent d'un esprit dur. En effet, s'affranchir des règles de la civilité, n'est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l'aise?

La civilité vaut mieux à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c'est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de se corrompre.

Lycurgue, dont les institutions étoient dures, n'eut point la civilité pour objet, lorsqu'il forma les manières : il eut en vue cet esprit belliqueux qu'il vouloit donner à son peuple. Des gens toujours corrigeant ou toujours corrigés, qui instruisoient toujours et étoient toujours instruits, également simples et rigides, exerçoient plutôt entre eux des vertus qu'il n'avoient des égards.

CHAPITRE XVII

Propriété particulière au gouvernement de la Chine.

Les législateurs de la Chine firent plus : ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardoient ces quatre points furent ce qu'on appela les rites. Ce fut dans l'observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettres les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent. Et, comme ils enveloppoient toutes les petites actions de la vie, lorsqu'on trouva moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée.

Deux choses ont pu aisément graver les rites dans le cœur et l'esprit des Chinois : l'une, leur manière d'écrire extrêmement composée, qui a fait que, pendant une très-grande partie de la vie, l'esprit a été uniquements occupé de ces rites, parce qu'il a fallu apprendre à lire dans les livres et pour les livres qui les contenoient; l'autre, que les préceptes des rites n'ayant rien de spirituel, mais simplement des règles d'une pratique commune, il est plus aisé d'en convaincre et d'en frapper les esprits que d'une chose intellectuelle.

1. Voyez le P. Duhalde.

2. Voyez les livres classiques dont le P. Duhalde nous a donné de si beaux morceaux.

3. C'est ce qui a établi l'émulation, la fuite de l'oisiveté, et l'estime pour le savoir.

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