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liter les affranchissements, font bien voir l'embarras où l'on se trouva à cet égard. Il y eut même des temps où l'on n'osa pas faire des lois. Lorsque, sous Néron1, on demanda au sénat qu'il fût permis aux patrons de remettre en servitude les affranchis ingrats, l'empereur écrivit qu'il falloit juger les affaires particulières, et ne rien statuer de général.

Je ne saurois guère dire quels sont les règlements qu'une bonne république doit faire là-dessus; cela dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions.

Il ne faut pas faire tout à coup, et par une loi générale, un nombre considérable d'affranchissements. On sait que, chez les Volsiniens, les affranchis devenus maîtres des suffrages, firent une abominable loi qui leur donnoit le droit de coucher les premiers avec les filles qui se marioient à des ingénus.

Il y a diverses manières d'introduire insensiblement de nouveaux citoyens dans la république. Les lois peuvent favoriser le pécule, et mettre les esclaves en état d'acheter leur liberté. Elles peuvent donner un terme à la servitude, comme celles de Moïse qui avoient borné à six ans celle des esclaves hébreux 3. Il est aisé d'affranchir toutes les années un certain nombre d'esclaves parmi ceux qui, par leur âge, leur santé, leur industrie, auront le moyen de vivre. On peut même guérir le mal dans sa racine : comme le grand nombre d'esclaves est lié aux divers emplois qu'on leur donne, transporter aux ingénus une partie de ces emplois, par exemple, le commerce ou la navigation, c'est diminuer le nombre des esclaves.

Lorsqu'il y a beaucoup d'affranchis, il faut que les lois civiles fixent ce qu'ils doivent à leur patron, ou que le contrat d'affranchissement fixe ces devoirs pour elles.

On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l'état civil que dans l'état politique, parce que dans le gouvernement, même populaire, la puissance ne doit point tomber entre les mains du bas peuple.

A Rome, où il y avoit tant d'affranchis, les lois politiques furent admirables à leur égard. On leur donna peu, et on ne les exclut presque de rien. Ils eurent bien quelque part à la législation; mais ils n'influoient presque point dans les résolutions qu'on pouvoit prendre. Ils pouvoient avoir part aux charges et au sacerdoce même; mais ce privilége étoit en quelque façon rendu vain par les désavantages qu'ils avoient dans les

1. Tacite, Annales, liv. XIII.

2. Supplément de Freinshemius, deuxième décade, liv. V.

3. Exod., chap. XXI.

4. Tacite, Annales, liv. XIII.

élections. Ils avoient droit d'entrer dans la milice; mais, pour être soldat, il falloit un certain cens. Rien n'empêchoit les affranchis de s'unir par mariage avec les familles ingénues; mais il ne leur étoit pas permis de s'allier avec celles des sénateurs. Enfin leurs enfants étoient ingénus, quoiqu'ils ne le fussent pas eux-mêmes.

CHAPITRE XIX

Des affranchis et des eunuques.

Ainsi, dans le gouvernement de plusieurs, il est souvent utile que la condition des affranchis soit peu au-dessous de celle des ingénus, et que les lois travaillent à leur ôter le dégoût de leur condition. Mais, dans le gouvernement d'un seul, lorsque le luxe et le pouvoir arbitraire règnent, on n'a rien à faire à cet égard. Les affranchis se trouvent presque toujours au-dessus des hommes libres ils dominent à la cour du prince et dans les palais des grands; et, comme ils ont étudié les foiblesses de leur maître, et non pas ses vertus, ils le font régner, non pas par ses vertus, mais par ses foiblesses. Tels étoient à Rome les affranchis du temps des empereurs.

Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilége qu'on leur accorde, on ne peut guère les regarder comme les affranchis. Car, comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont par leur nature attachés à une famille; et ce n'est que par une espèce de fiction qu'on peut les considérer comme citoyens.

Cependant il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures. « Au Tonquin, dit Dampier 2, tous les mandarins « civils et militaires sont eunuques 3. » Ils n'ont point de famille; et, quoiqu'ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profitent à la fin de leur avarice même.

Le même Dampier nous dit que dans ce pays les eunuques ne peuvent se passer de femmes, et qu'ils se marient. La loi qui leur permet le mariage ne peut être fondée, d'un côté, que sur la considération que l'on y a pour de pareilles gens, et de l'autre, sur le mépris qu'on y a pour les femmes.

Ainsi l'on confie à ces gens-là les magistratures, parce qu'ils n'ont point de famille; et, d'un autre côté, on leur permet de se marier, parce qu'ils ont les magistratures.

1. Harangue d'Auguste, dans Dion, liv. XLV.

2. Tome III, pag. 91.

3. C'étoit autrefois de même à la Chine. Les deux Arabes mahométans qui y voyagèrent au neuvième siècle

disent l'eunuque quand ils veulent par-
ler du gouverneur d'une ville. - Voyez
la relation de ces deux voyageurs pu-
bliée en françois par l'abbé Renaudot,
pag. 60 et 61, Paris, 1718, in-8. (P.)
4. Tome III, pag. 94.

C'est pour lors que les sens qui restent veulent obstinément suppléer à ceux que l'on a perdus, et que les entreprises du désespoir sont une espèce de jouissance. Ainsi, dans Milton, cet esprit à qui il ne reste que des désirs, pénétré de sa dégradation, veut faire usage de son impuissance même.

On voit dans l'histoire de la Chine un grand nombre de lois pour ôter aux eunuques tous les emplois civils et militaires; mais ils reviennent toujours. Il semble que les eunuques, en Orient, soient un mal nécessaire.

LIVRE SEIZIÈME

COMMENT LES LOIS DE L'ESCLAVAGE DOMESTIQUE ONT DU RAPPORT AVEC LA NATURE DU CLIMAT.

CHAPITRE PREMIER

De la servitude domestique.

Les esclaves sont plutôt établis pour la famille qu'ils ne sont dans la famille. Ainsi je distinguerai leur servitude de celle où sont les femmes dans quelques pays, et que j'appellerai proprement la servitude domestique.

CHAPITRE II

Que, dans les pays du Midi, il y a dans les deux sexes une inégalité naturelle.

Les femmes sont nubiles, dans les climats chauds, à huit, neuf et dix ans : ainsi l'enfance et le mariage y vont presque toujours ensemble. Elles sont vieilles à vingt : la raison ne se trouve donc jamais chez elles avec la beauté 1. Quand la beauté demande l'empire, la raison le fait refuser; quand la raison pourroit l'obtenir, la beauté n'est plus. Les femmes doivent être dans la dépendance; car la raison ne peut leur procurer dans leur vieillesse un empire que la beauté ne leur avoit pas donné dans la jeunesse même. Il est donc très-simple qu'un homme, lorsque la religion ne s'y oppose pas, quitte sa femme pour en prendre une autre, et que la polygamie s'introduise.

Dans les pays tempérés, où les agréments des femmes se conservent mieux, où elles sont plus tard nubiles, et où elles nubilité des filles n'est qu'à onze ou douze ans.

1. Je viens de questionner des gens qui ont longtemps parcouru et habité l'Inde, et qui en arrivent. L'âge de la

ont des enfants dans un âge plus avancé, la vieillesse de leur mari suit en quelque façon la leur; et, comme elles y ont plus de raison et de connoissances quand elles se marient, ne fût-ce que parce qu'elles ont plus longtemps vécu, il a dû naturellement s'introduire une espèce d'égalité dans les deux sexes, et par conséquent la loi d'une seule femme.

Dans les pays froids, l'usage presque nécessaire des boissons fortes établit l'intempérance parmi les hommes. Les femmes, qui ont à cet égard une reterue naturelle, parce qu'elles ont toujours à se défendre, ont donc encore l'avantage de la raison

sur eux.

La pature, qui a distingué les hommes par la force et par la raison, n'a mis à leur pouvoir de terme que celui de cette force et de cette raison. Elle a donné aux femmes les agréments, et a voulu que leur ascendant finît avec ces agréments; mais, dans les pays chauds, ils ne se trouvent que dans les commencements, et jamais dans le cours de leur vie.

Ainsi la loi qui ne permet qu'une femme se rapporte plus au physique du climat de l'Europe qu'au physique du climat de l'Asie. C'est une des raisons qui a fait que le mahométisme a trouvé tant de facilité à s'établir en Asie, et tant de difficulté à s'étendre en Europe; que le christianisme s'est maintenu en Europe, et a été détruit en Asie; et qu'enfin les Mahometans font tant de progrès à la Chine, et les chrétiens si peu. Les raisons humaines sont toujours subordonnées à cette cause suprême, qui fait tout ce qu'elle veut, et se sert de tout ce qu'elle veut.

Quelques raisons particulières à Valentinien 1 lui firent permettre la polygamie dans l'empire. Cette loi violente pour nos climats fut ôtée par Théodose, Arcadius et Honorius.

2

CHAPITRE III

Que la pluralité des femmes dépend beaucoup de leur entretien. Quoique dans les pays où la polygamie est une fois établie le grand nombre des femmes dépende beaucoup des richesses du mari, cependant on ne peut pas dire que ce soient les richesses qui fassent établir dans un Etat la polygamie : la pauvreté peut faire le même effet, comme je le dirai en parlant des sauvages.

La polygamie est moins un luxe que l'occasion d'un grand luxe chez des nations puissantes. Dans les climats chauds, on a 1. Voyez Jornandès, de Regno et 2. Voyez la loi 7, au code de Judæis temp. success., et les historiens ecclé- et calicolis, et la novelle XVII, ch. v. siastiques.

moins de besoins : il en coûte moins pour entretenir une femme et des enfants. On y peut donc avoir un plus grand nombre de femmes.

CHAPITRE IV

De la polygamie; ses diverses circonstances.

Suivant les calculs que l'on fait en divers endroits de l'Europe, il y naît plus de garçons que de filles: au contraire, les relations de l'Asie et de l'Afrique nous disent qu'il y naît beaucoup plus de filles que de garçons. La loi d'une seule femme en Europe, et celle qui en permet plusieurs en Asie et en Afrique, ont donc un certain rapport au climat.

Dans les climats froids de l'Asie, il naît, comme en Europe, plus de garçons que de filles. C'est, disent les Lamas 5, la raison de la loi qui chez eux permet à une femme d'avoir plusieurs maris 6.

Mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande pour qu'elle exige qu'on y introduise la loi de plusieurs femmes, ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, s'éloigne moins de la nature dans de certains pays que dans d'autres.

J'avoue que si ce que les relations nous disent étoit vrai, qu'à Bantam 7 il y a dix femmes pour un homme, ce seroit un cas bien particulier de la polygamie.

Dans tout ceci je ne justifie pas les usages, mais j'en rends les raisons.

CHAPITRE V

Raison d'une loi du Malabar.

Sur la côte du Malabar, dans la caste des Naïres 8, les

1. A Ceylan, un homme vit pour dix sous par mois; on n'y mange que du riz et du poisson. (Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome II, partie I.)

2. M. Arbutnot trouve qu'en Angleterre le nombre des garçons excède celui des filles on a eu tort d'en conclure que ce fût la même chose dans tous les climats.

3. Voyez Kempfer, qui nous rapporte un dénombrement de Méaco, où l'on trouve cent quatre-vingt-deux mille soixante-douze mâles, et deux cent vingt-trois mille cinq cent soixante-treize femelles.

4. Voyez le Voyage de Guinée de M. Smith, partie II, sur le pays d'Anté. 5. Duhalde, Mémoires de la Chine, tome IV, pag. 46.

6. Albuzéir-el-Hassen, un des deux mahométans arabes qui allèrent aux Indes et à la Chine au neuvième siècle, prend cet usage pour une prostitution. C'est que rien ne choquoit tant les idées mahométanes.

7. Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome I.

8. Voyages de François Pirard, chap. XXVII; Lettres édifiantes, troisième et dixième recueil, sur le Malléami dans la côte du Malabar. Cela est

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