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sonne des femmes comme on mesure une figure de géométrie; elle ne punissoit point le crime de l'imagination, elle punissoit celui des yeux. Mais lorsqu'une nation germanique se fut transportée en Espagne, le climat trouva bien d'autres lois. La loi des Wisigoths défendit aux médecins de saigner une femme ingénue qu'en présence de son père ou de sa mère, de son frère, de son fils ou de son oncle. L'imagination des peuples s'alluma, celle des législateurs s'échauffa de même, la loi soupçonna tout pour un peuple qui pouvoit tout soupçonner.

Ces lois eurent donc une extrème attention sur les deux sexes. Mais il semble que, dans les punitions qu'elles firent, elles songèrent plus à flatter la vengeance particulière qu'à exercer la vengeance publique. Ainsi, dans la plupart des cas, elles réduisoient les deux coupables dans la servitude des parents ou du mari offensé. Une femme ingénue 1 qui s'étoit livrée à un homme marié étoit remise dans la puissance de sa femme, pour en disposer à sa volonté. Elles obligeoient les esclaves 2 de lier et de présenter au mari sa femme qu'ils surprenoient en adultère; elles permettoient à ses enfants de l'accuser et de mettre à la question ses esclaves pour la convaincre. Aussi furent-elles plus propres à raffiner à l'excès un certain point d'honneur qu'à former une bonne police. Et il ne faut pas être étonné si le comte Julien crut qu'un outrage de cette espèce demandoit la perte de sa patrie et de son roi. On ne doit pas être surpris si les Maures, avec une telle conformité de mœurs, trouvèrent tant de facilité à s'établir en Espagne, à s'y maintenir, et à retarder la chute de leur empire.

CHAPITRE XV

De la différente confiance que les lois ont dans le peuple, selon les climats.

Le peuple japonais a un caractère si atroce, que ses législateurs et ses magistrats n'ont pu avoir aucune confiance en lui : ils ne lui ont mis devant les yeux que des juges, des menaces et des châtiments; ils l'ont soumis, pour chaque démarche, à l'inquisition de la police. Ces lois qui, sur cinq chefs de famille, en établissent un comme magistrat sur les quatre autres; ces lois qui, pour un seul crime, punissent toute une famille ou tout un quartier; ces lois qui ne trouvent point d'innocents là où il peut y avoir un coupable, sont faites pour que tous les hommes se méfient les uns des autres, pour que chacun re

1. Loi des Wisigoths, liv. III, tit. IV, $9.

2. Ibid., § 6.
3. Ibid.. § 13.

cherche la conduite de chacun, et qu'il en soit l'inspecteur, le témoin et le juge.

Le peuple des Indes, au contraire, est doux1, tendre, compatissant aussi ses législateurs ont-ils eu une grande confiance en lui. Ils ont établi peu de peines 2, et elles sont peu sévères; elles ne sont pas même rigoureusement exécutées. Ils ont donné 'les neveux aux oncles, les orphelins aux tuteurs, comme on les donne ailleurs à leurs pères; ils ont réglé la succession par le mérite reconnu du successeur. Il semble qu'ils ont pensé que chaque citoyen devoit se reposer sur le bon naturel des autres. Ils donnent aisément la liberté à leurs esclaves 3; ils les marient; ils les traitent comme leurs enfants: heureux climat, qui fait naître la candeur des mœurs, et produit la douceur des lois 5!

LIVRE QUINZIÈME

COMMENT LES LOIS DE L'ESCLAVAGE CIVIL ONT DU RAPPORT
AVEC LA NATURE DU CLIMAT.

CHAPITRE PREMIER

De l'esclavage civil,

L'esclavage proprement dit est l'établissement d'un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu'il est

1. Voyez Bernier, tom. II, pag. 140. 2. Voyez, dans le quatorzième recueil des Lettres edifiantes, pag. 403, les principales lois ou coutumes des peuples de l'Inde de la presqu'ile deçà le Gange. 3. Lettres edifiantes, neuvième recueil, pag. 378.

4. J'avois persé que la douceur de l'esclavage aux Indes avoit fait dire à Diodore qu'il n'y avoit dans ce pays ni maître ni esclave; mais Diodore a attribué à toute l'Inde ce qui, selon Strabon, liv. XV, n'étoit propre qu'à une nation particulière.

5. Le climat étend son pouvoir, sans doute, sur la force et la beauté du corps, sur le génie, sur les inclinations. Nous n'avons jamais entendu parler ni d'une Phryné samoïède ou négresse, ni d'un Hercule lapon, ni d'un Newton topinambou; mais je ne crois pas que l'illustre auteur ait eu raison d'affirmer que les peuples du Nord ont toujours vaincu Peux du Midi: car les Arabes acquirent

par les armes, en très-peu de temps, au nom de leur patrie, un empire aussi étendu que celui des Romains et les Romains eux-mêmes avaient subjugué les bords de la mer Noire, qui sont presque aussi froids que ceux de la mer Baltique.....

On a peut-être attribué trop d'influence au climat. I paroit que partout la société humaine a été formée par de petites peuplades qui, après s'être plus ou moins civilisées, ont fini par se réunir ou par être absorbées dans de grands empires. La différence la plus réelle est celle qui existe entre les Européens et le reste du globe; et cette différence est l'ouvrage des Grecs. Ce sont les philosophes d'Athènes, de Milet, de Syracuse, d'Alexandrie, qui ont rendu les habitants de l'Europe actuelle supérieurs aux autres hommes. Si Xerxès eût vaincu à Salamine, nous serions peut-être encore des barbares. (Volt.)

le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n'est pas bon par sa nature; il n'est utile ni au maître ni à l'esclave: à celui-ci, parce qu'il ne peut rien faire par vertu; à celui-là, parce qu'il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu'il s'accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu'il devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux, cruel.

Dans les pays despotiques, où l'on est déjà sous l'esclavage politique, l'esclavage civil est plus tolérable qu'ailleurs. Chacun y doit être assez content d'y avoir sa subsistance et la vie. Ainsi la condition de l'esclave n'y est guère plus à charge que la condition du sujet.

Mais, dans le gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre ou avilir la nature humaine, il ne faut point d'esclaves. Dans la démocratie, où tout le monde est égal, et dans l'aristocratie, où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l'esprit de la constitution : ils ne servent qu'à donner aux citoyens une puissance et un luxe qu'ils ne doivent point avoir1.

CHAPITRE II

Origine du droit de l'esclavage chez les jurisconsultes romains.

On ne croiroit jamais que c'eût été la pitié qui eût établi l'esclavage, et que, pour cela, elle s'y fût prise de trois manières 2.

Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu'on ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvoient maltraiter, de se vendre eux-mêmes; et le droit naturel a voulu que des enfants qu'un père esclave ne pouvoit plus nourrir fussent dans l'esclavage comme leur père.

Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. 1° Il est faux qu'il soit permis de tuer dans la guerre, autrement que dans le cas de nécessité; mais, dès qu'un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu'il ait été dans la nécessité de lè tuer, puisqu'il ne l'a pas fait. Tout le droit que la guerre peut

4. Cet esclavage, dont Montesquieu s'indignoit en le discutant, lui paroît si odieux, qu'il l'impute tout entier au despotisme de l'Orient, et le déclare incompatible avec la constitution d'un Etat libre, oubliant que toutes les dé

mocraties de la Grèce avoient pris la servitude domestique pour base de l'indépendance sociale. (M. Villemain, Eloye de Montesquieu.)

2. Instit. de Justinien, liv. I.

donner sur les captifs est de s'assurer tellement de leur personne, qu'ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits.de sang-froid par les soldats, et après la chaleur de l'action, sont rejetés de toutes les nations 2 du monde.

20 Il n'est pas vrai qu'un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix; l'esclave se vendant, tous ses biens entreroient dans la propriété du maître : le maître ne donneroit donc rien, et l'esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on; mais le pécule est accessoire à la personne. S'il n'est pas permis de se tuer, parce qu'on se dérobe à sa patrie, il n'est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l'Etat populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un 3 acte d'une telle extravagance, qu'on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l'achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n'a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devoient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s'empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.

La troisième manière c'est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres. Car, si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n'étoit pas né; si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfants.

Ce qui fait que la mort d'un criminel est une chose licite, c'est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne; elle lui a conservé la vie à tous les instants: il ne peut donc pas réclamer contre elle. Il n'en est pas de même de l'esclave; la loi de l'esclavage n'a jamais pu lui être utile; elle est, dans tous les cas, contre lui, sans jamais être pour lui ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.....

On dira qu'elle a pu lui être utile parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudroit donc réduire l'esclavage aux

1. Locke prétend au contraire * que les prisonniers faits dans une guerre juste sont, par le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leurs maîtres. Ce principe, conforme à la doctrine d'Aristote *Gouv. civ., chap. vi, § 9.

sur l'esclavage, est indigne des temps modernes. (P.)

2. Si l'on ne veut citer celles qui man. gent leurs prisonniers.

3. Je parle de l'esclavage pris à la rigueur, tel qu'il étoit chez les Romains, et qu'il est établi dans nos colonies.

personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfants, la nature, qui a donné du lait aux mères, a pourvu à leur nourriture; et le reste de leur enfance est si près de l'âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu'on ne pourroit pas dire que celui qui les nourriroit, pour être leur maître, donnât rien.

L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit civil qu'au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de fuir, lui qui n'est point dans la société, et que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, c'est-à-dire par la loi du maître.

CHAPITRE III

Autre origine du droit de l'esclavage.

J'aimerois autant dire que le droit de l'esclavage vient du mépris qu'une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.

Lopès de Gomara1 dit « que les Espagnols trouvèrent, près << de Sainte-Marthe, des paniers où les habitants avoient des «< denrées : c'étoient des cancres, des limaçons, des cigales, « des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vain« cus. » L'auteur avoue que c'est là-dessus qu'on fonda le droit qui rendoit les Américains esclaves des Espagnols; outre qu'ils fumoient du tabac, et qu'ils ne se faisoient pas la barbe à l'espagnole.

Les connoissances rendent les hommes doux; la raison porte à l'humanité : il n'y a que les préjugés qui y fassent renoncer.

CHAPITRE IV

Autre origine du droit de l'esclavage.

J'aimerois autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la pro-· fessent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation.

Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l'Amérique dans leurs crimes 2.

C'est sur cette idée qu'ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves; car ces brigands, qui vouloient absolument être brigands et chrétiens, étoient très-dévots.

1. Bibliothèque angl., tom. XIII, deuxième partie, art. 3.

2. Voyez l'Histoire de la conquête

du Mexique, par Solis, et celle du Pérou, par Garcilasso de La Vega.

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