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ayons jamais de règle dans nos finances, parce que nous savons toujours que nous ferons quelque chose, et jamais ce que nous ferons.

On n'appelle plus parmi nous un grand ministre celui qui est le sage dispensateur des revenus publics, mais celui qui est homme d'industrie, et qui trouve ce qu'on appelle des expédients.

CHAPITRE XVI

Des conquêtes des Mahométans.

Ce furent ces tributs 1 excessifs qui donnèrent lieu à cette étrange facilité que trouvèrent les Mahométans dans leurs conquêtes. Les peuples, au lieu de cette suite continuelle de vexations que l'avarice subtile des empereurs avoit imaginées, se virent soumis à un tribut simple, payé aisément, reçu de même: plus heureux d'obéir à une nation barbare qu'à un gouvernement corrompu dans lequel ils souffroient tous les inconvénients d'une liberté qu'ils n'avoient plus, avec toutes les horreurs d'une servitude présente.

CHAPITRE XVII

De l'augmentation des troupes.

Une maladie nouvelle s'est répandue en Europe; elle a saisi nos princes, et leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements, et elle devient nécessairement contagieuse; car, sitôt qu'un Etat augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs : de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu'il pourroit avoir si ses peuples étoient en danger d'être exterminés; et on nomme paix cet état d'effort de tous contre tous. Aussi l'Europe estelle si ruinée, que les particuliers qui seroient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n'auroient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l'univers; et bientôt, à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme les Tartares 3.

1. Voyez dans l'histoire la grandeur, la bizarrerie, et même la folie de ces tributs. Anastase en imagina un pour respirer l'air: ut quisque pro haustu aeris penderet.

2. Il est vrai que c'est cet état d'effort qui maintient principalement l'é

quilibre, parce qu'il éreinte les grandes puissances.

3. Il ne faut pour cela que faire valoir la nouvelle invention des milices établies dans presque toute l'Europe, et les porter au même excès que l'on a fait les troupes réglées.

Les grands princes, non contents d'acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c'està-dire presque toujours à perdre leur argent.

La suite d'une telle situation est l'augmentation perpétuelle des tributs; et, ce qui prévient tous les remèdes à venir, on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n'est pas inouï de voir des Etats hypothéquer leurs fonds pendant la paix même, et employer, pour se ruiner, des moyens qu'ils appellent extraordinaires, et qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine.

CHAPITRE XVIII

De la remise des tributs.

La maxime des grands empires d'Orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devroit bien être portée dans les Etats monarchiques. Il y en a bien où elle est établie; mais elle accable plus que si elle n'y étoit pas, parce que, le prince n'en levant ni plus ni moins, tout l'Etat devient solidaire. Pour soulager un village qui paye mal, on charge un autre qui paye mieux; on ne rétablit point le premier, on détruit le second. Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer, de peur des exactions, et le danger de payer, crainte des surcharges.

Un Etat bien gouverné doit mettre, pour le premier article de sa dépense, une somme réglée pour les cas forfuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu'ils dépensent exactement les revenus de leurs terres.

A l'égard de la solidité entre les habitants du même village, on a dit1 qu'elle étoit raisonnable, parce qu'on pouvoit supposer un complot frauduleux de leur part mais où a-t-on pris que, sur des suppositions, il faille établir une chose injuste par ellemême et ruineuse pour l'Etat?

CHAPITRE XIX

Qu'est-ce qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme
ou de la régie des tributs?

La régie est l'administration d'un bon père de famille qui lève lui-même avec économie et avec ordre ses revenus.

Pour la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux

4. Voyez le Traité des finances des Romains, chap. II, imprimé à Paris, chez Briasson, 1740.

de ses peuples. Par la régie, il épargne à l'état les profits immenses des fermiers, qui l'appauvrissent d'une infinité de manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites, qui l'affligent. Par la régie, l'argent levé passe par peu de mains; il va directement au prince, et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu'exige toujours de lui l'avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes pour l'avenir. Comme celui qui a l'argent est toujours le maître de l'autre, le traitant se rend despotique sur le prince même : il n'est pas législateur, mais il le force à donner des lois.

J'avoue qu'il est quelquefois utile de commencer par donner à ferme un droit nouvellement établi. Il y a un art et des inventions pour prévenir les fraudes que l'intérêt des fermiers leur suggère, et que les régisseurs n'auroient su imaginer: or, le système de la levée étant une fois fait par le fermier, on peut avec succès établir la régie. En Angleterre, l'administration de l'accise et du revenu des postes, telle qu'elle est aujourd'hui, a été empruntée des fermiers.

Dans les républiques, les revenus de l'Etat sont presque toujours en régie. L'établissement contraire fut un grand vice du gouvernement de Rome1. Dans les Etats despotiques, où la régie est établie, les peuples sont infiniment plus heureux : témoin la Perse et la Chine 2. Les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer et ses villes de commerce. L'histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitants.

Néron, indigné des vexations des publicains, forma le projet impossible et magnanime d'abolir tous les impôts. Il n'imagina point la régie; il fit3 quatre ordonnances: que les lois faites contre les publicains, qui avoient été jusque-là tenues secrètes, seroient publiées; qu'ils ne pourroient plus exiger ce qu'ils avoient négligé de demander dans l'année; qu'il y auroit un préteur établi pour juger leurs prétentions, sans formalité;

1. César fut obligé d'ôter les publicains de la province d'Asie, et d'y établir une autre sorte d'administration, comme nous l'apprenons de Dion. Et Tacite nous dit que la Macédoine et l'Achaïe, provinces qu'Auguste avoit laissées au peuple romain, et qui, par conséquent, étoient gouvernées sur l'ancien plan, obtinrent d'être du nombre de celles que l'empereur gouvernoit par ses officiers.

2. Voyez Chardin, Voyage de Perse, tom. VI.

3. Tacite, Annales, liv. XIII. Ut leges cujusque publici occultæ ad id tempus proscriberentur. (Cap. L1). Ces mots, dont le sens n'a pas été exactement rendu par Montesquieu, signifient que les conditions des baux faits par l'Etat à ses fermiers, pour chaque espèce d'impôts, devoient étre affichées publiquement. (Crév.)

que les marchands ne payeroient rien pour les navires. Voilà les beaux jours de cet empereur.

CHAPITRE XX

Des traitants.

Tout est perdu lorsque la profession lucrative des traitants parvient encore par ses richesses à être une profession honorée. Cela peut être bon dans les Etats despotiques, où souvent leur emploi est une partie des fonctions des gouverneurs euxmêmes. Cela n'est pas bon dans la république, et une chose pareille détruisit la république romaine. Cela n'est pas meilleur dans la monarchie; rien n'est plus contraire à l'esprit de ce gouvernement. Un dégoût saisit tous les autres Etats, l'honneur y perd toute sa considération, les moyens lents et naturels de se distinguer ne touchent plus, et le gouvernement est frappé dans son principe.

On vit bien, dans les temps passés, des fortunes scandaleuses: c'étoit une des calamités des guerres de cinquante ans; mais pour lors ces richesses furent regardées comme ridicules, et nous les admirons.

Il y a un lot pour chaque profession. Le lot de ceux qui lèvent les tributs est les richesses, et les récompenses de ces richesses sont les richesses mêmes. La gloire et l'honneur sont pour cette noblesse qui ne connoît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l'honneur et la gloire. Le respect et la considération sont pour ces ministres et ces magistrats qui, ne trouvant que le travail après le travail, veillent nuit et jour pour le bonheur de l'empire.

LIVRE QUATORZIÈME1

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LA NATURE

DU CLIMAT.

CHAPITRE PREMIER

Idée générale.

S'il est vrai que le caractère de l'esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les

1. On peut dire en général, sur ce quatorzième livre, que Montesquieu étend trop les effets du climat. Il est

incontestable, et plusieurs auteurs anciens et modernes l'ont remarqué, que la température, la localité, la nourri

lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères.

CHAPITRE II

Combien les hommes sont différents dans les divers climats.

L'air froid notre corps

resserre les extrémités des fibres extérieures de cela augmente leur ressort, et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres; il augmente donc encore par là leur force. L'air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres, et les allonge il diminue donc leur force et leur ressort.

On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L'action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s'y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets par exemple, plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage; plus de connoissance de sa supériorité, c'est-à-dire moins de désir de la vengeance; plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique, et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé, il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu'on l'y trouvera très-peu disposé : sa foiblesse présente mettra un découragement dans son âme; il craindra tout, parce qu'il sentira qu'il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont3; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, im

ture, contribuent à former les inclinations de l'homme et à déterminer sa constitution morale; mais il n'est pas moins vrai que l'éducation et les lois peuvent vaincre ses inclinations et ses mœurs, et, leur donnant une autre direction, le former au vice ou à la vertu. L'histoire est remplie de changements arrivés dans les mœurs des peuples; et, souvent une génération ne ressemble en rien à celle qui l'a précédée. Personne ne sera tenté d'attribuer ces révolutions à l'influence du climat. (Edit. anon. de 4794.)

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1. Cela paroît même à la vue : dans le froid on paroît plus maigre.

2. On sait qu'il raccourcit le fer. 3. Il faut bien se garder de laisser échapper de ces propositions générales. Jamais on n'a pu faire aller à la guerre un Lapon, un Samoïède; et les Arabes conquirent en quatre-vingts ans plus de pays que n'en possédoit l'Empire romain. Les Espagnols en petit nombre battirent, à la bataille de Muhlberg, les soldats du nord de l'Allemagne. (Volt.) 4. Celles pour la succession d'Espagne.

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