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tent les ministres de la religion'. Aussi, en Turquie, les cadis interrogent-ils les mollahs 2. Que si le cas mérite la mort, il peut être convenable que le juge particulier, s'il y en a, prenne l'avis du gouverneur, afin que le pouvoir civil et l'ecclésiastique soient encore tempérés par l'autorité politique.

CHAPITRE XXX

Continuation du même sujet.

C'est la fureur despotique qui a établi que la disgràce du père entraineroit celle des enfants et des femmes. Ils sont déjà malheureux, sans être criminels; et d'ailleurs il faut que le prince laisse entre l'accusé et lui des suppliants pour adoucir son courroux, ou pour éclairer sa justice.

3

C'est une bonne coutume des Maldives 3 que, lorsqu'un seigneur est disgracié, il va tous les jours faire sa cour au roi, jusqu'à ce qu'il rentre en grâce : sa présence désarme le courroux du prince.

Il y a des Etats despotiques où l'on pense que de parler à un prince pour un disgracié, c'est manquer au respect qui lui est dû. Ces princes semblent faire tous leurs efforts pour se priver de la vertu de clémence.

Arcadius et Honorius, dans la loi dont j'ai tant parlé 6, déclarent qu'ils ne feront point de grâce à ceux qui oseront les supplier pour les coupables". Cette loi étoit bien mauvaise, puisqu'elle est mauvaise dans le despotisme même.

La coutume de Perse, qui permet à qui veut de sortir du royaume, est très-bonne; et, quoique l'usage contraire ait tiré son origine du despotisme, où l'on a regardé les sujets comme des esclaves, et ceux qui sortent comme des esclaves fugitifs, cependant la pratique de Perse est très-bonne pour le despo

1. Histoire des Tattars, troisième partie, page 277, dans les remarques.

2. Montesquieu confond les mollahs avec le muphty. Le nom de mollah désigne un cadi ou juge d'un rang supérieur; cependant les cadis et les mollahs exercent toutes les mêmes fonctions. Le cadi ne consulte que les livres des lois et les jurisconsultes; mais quand deux personnes plaident devant lui, ou devant le mollah, sur une question difficile ou intéressante, quoique ces juges soient bien instruits de ce que la loi prononce en pareil cas, les partis prennent le fetfa du muphty, qui est proprement une réponse à leur consultation, conçue en ces termes, permis ou non permis par la loi. Le muphty est donc consulté

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tisme, où la crainte de la fuite ou de la retraite des redevables arrête ou modère les persécutions des bachas et des exacteurs.

LIVRE TREIZIÈME

DES RAPPORTS QUE LA LEVÉE DES TRIBUTS ET LA GRANDEUR

DES REVENUS PUBLICS ONT AVEC LA LIBERTÉ.

CHAPITRE PREMIER

Des revenus de l'Etat.

Les revenus de l'Etat sont une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l'autre, ou pour en jouir agréablement.

Pour bien fixer ces revenus, il faut avoir égard et aux nécessités de l'Etat, et aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins de l'Etat imaginaires.

Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions et les foiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d'un projet extraordinaire, l'envie malade d'une vaine gloire, et une certaine impuissance d'esprit contre les fantaisies. Souvent ceux qui, avec un esprit inquiet, étoient sous le prince à la tête des affaires, ont pensé que les besoins de l'Etat étoient les besoins de leurs petites âmes.

Il n'y a rien que la sagesse et la prudence doivent plus régler que cette portion qu'on ôte et cette portion qu'on laisse aux sujets.

Ce n'est point à ce que le peuple peut donner qu'il faut mesurer les revenus publics, mais à ce qu'il doit donner; et si on les mesure à ce qu'il peut donner, il faut que ce soit du moins à ce qu'il peut toujours donner.

CHAPITRE II

Que c'est mal raisonner de dire que la grandeur des tributs soit bonne

par elle-même.

On a vu, dans de certaines monarchies, que de petits pays exempts de tributs étoient aussi misérables que les lieux qui tout autour en étoient accablés. La principale raison est que le petit Etat entouré ne peut avoir d'industrie, d'arts ni de manufactures, parce qu'à cet égard il est gêné de mille manières par

le grand Etat dans lequel il est enclavé. Le grand Etat qui l'entoure a l'industrie, les manufactures et les arts; et il fait des règlements qui lui en procurent tous les avantages. Le petit Etat devient donc nécessairement pauvre, quelque peu d'impôts qu'on y lève.

On a pourtant conclu, de la pauvreté de ces petits Etats, que, pour que le peuple fût industrieux, il falloit des charges pesantes. On auroit mieux fait d'en conclure qu'il n'en faut pas. Ce sont tous les misérables des environs qui se retirent dans ces lieux-là, pour ne rien faire; déjà découragés par l'accablement du travail, ils font consister toute leur félicité dans leur paresse.

L'effet des richesses d'un pays c'est de mettre de l'ambition dans tous les cœurs : l'effet de la pauvreté est d'y faire naître le désespoir. La première s'irrite par le travail; l'autre se console par la paresse.

La nature est juste envers les hommes : elle les récompense de leurs peines; elle les rend laborieux, parce qu'à de plus grands travaux elle attache de plus grandes récompenses. Mais, si un pouvoir arbitraire ôte les récompenses de la nature, on reprend le dégoût pour le travail, et l'inaction paroît être le seul bien.

CHAPITRE III

Des tributs dans les pays où une partie du peuple est esclave de la glèbe.

L'esclavage de la glèbe s'établit quelquefois après une conquête. Dans ce cas, l'esclave qui cultive doit être le colon partiaire du maître. Il n'y a qu'une société de perte et de gain qui puisse réconcilier ceux qui sont destinés à travailler, avec ceux qui sont destinés à jouir.

CHAPITRE IV

D'une république en cas pareil.

Lorsqu'une république a réduit une nation à cultiver les terres pour elle, on n'y doit point souffrir que le citoyen puisse augmenter le tribut de l'esclave. On ne le permettoit point à Lacédémone on pensoit que les Elotes cultiveroient mieux les terres lorsqu'ils sauroient que leur servitude n'augmenteroit pas; on croyoit que les maîtres seroient meilleurs citoyens lorsqu'ils ne désireroient que ce qu'ils avoient coutume d'avoir.

1. Plutarque.

CHAPITRE V

D'une monarchie en cas pareil.

Lorsque, dans une monarchie, la noblesse fait cultiver les terres à son profit par le peuple conquis, il faut encore que la redevance ne puisse augmenter 1. De plus, il est bon que le prince se contente de son domaine et du service militaire. Mais, s'il veut lever des tributs en argent sur les esclaves de sa noblesse, il faut que le seigneur soit garant du tribut, qu'il le paye pour les esclaves, et le reprenne sur eux; et si l'on ne suit pas cette règle, le seigneur et ceux qui lèvent les revenus du prince vexeront l'esclave tour à tour, et le reprendront l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'il périsse de misère ou fuie dans les bois.

CHAPITRE VI

D'un Etat despotique en cas pareil.

Ce que je viens de dire est encore plus indispensable dans l'Etat despotique. Le seigneur, qui peut à tous les instants être dépouillé de ses terres et de ses esclaves, n'est pas si porté à les conserver.

Pierre Ier, voulant prendre la pratique d'Allemagne et lever ses tributs en argent, fit un règlement très-sage que l'on suit encore en Russie. Le gentilhomme lève la taxe sur les paysans, et la paye au czar. Si le nombre des paysans diminue, il paye tout de même; si le nombre augmente, il ne paye pas davantage: il est donc intéressé à ne point vexer ses paysans.

CHAPITRE VII

Des tributs dans les pays où l'esclavage de la glèbe n'est point établi.

Lorsque dans un Etat tous les particuliers sont citoyens, que chacun y possède par son domaine ce que le prince y possède par son empire, on peut mettre des impôts sur les personnes, sur les terres, ou sur les marchandises; sur deux de ces choses, ou sur les trois ensemble.

Dans l'impôt de la personne, la proportion injuste seroit celle qui suivroit exactement la proportion des biens. On avoit divisé à Athènes les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiroient de leurs biens cinq cents mesures de fruits liquides ou secs

1. C'est ce qui fit faire à Charlemagne ses belles institutions là-dessus. (Voyez le liv. V des Capitul., art. 303.)

2. Cela se pratique ainsi en Allemagne. 3. Pollux, liv. VIII, chap. x, art. 130.

payoient au public un talent; ceux qui en retiroient trois cents mesures devoient un demi-talent; ceux qui avoient deux cents mesures payoient dix mines, ou la sixième partie d'un talent; ceux de la quatrième classe ne donnoient rien1. La taxe étoit juste, quoiqu'elle ne fût point proportionnelle si elle ne suivoit pas la proportion des biens, elle suivoit la proportion des besoins. On jugea que chacun avoit un nécessaire physique égal; que ce nécessaire physique ne devoit point être taxé; que l'utile venoit ensuite, et qu'il devoit être taxé, mais moins que le superflu; que la grandeur de la taxe sur le superflu empêchoit le superflu.

Dans la taxe sur les terres, on fait des rôles où l'on met les diverses classes des fonds. Mais il est très-difficile de connoître ces différences, et encore plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés à les méconnoître. Il y a donc là deux sortes d'injustices : l'injustice de l'homme, et l'injustice de la chose. Mais si en général la taxe n'est point excessive, si on laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices particulières ne seront rien. Que si, au contraire, on ne laisse au peuple que ce qu'il lui faut à la rigueur pour vivre, la moindre disproportion sera de la plus grande conséquence.

Que quelques citoyens ne payent pas assez, le mal n'est pas grand : leur aisance revient toujours au public; que quelques particuliers payent trop, leur ruine se tourne contre le public. Si l'Etat proportionne sa fortune à celle des particuliers, l'aisance des particuliers fera bientôt monter sa fortune. Tout dépend du moment. L'Etat commencera-t-il par appauvrir les sujets pour s'enrichir, ou attendra-t-il que des sujets à leur aise l'enrichissent? Aura-t-il le premier avantage ou le second? Commencera-t-il par être riche ou finira-t-il par l'être?

Les droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu'on ne leur fait pas une demande formelle. Ils peuvent être si sagement ménagés que le peuple ignorera presque qu'il les paye. Pour cela, il est d'une grande conséquence que ce soit celui qui vend la marchandise qui paye le droit. Il sait bien qu'il ne paye pas pour lui; et l'acheteur, qui dans le fond paye, le confond avec le prix. Quelques auteurs ont dit que Néron avoit ôté le droit du vingtcinquième des esclaves qui se vendoient2; il n'avoit pourtant

1. Cette quatrième classe étoit composée de mercenaires qui ne possédoient rien. (P.)

2. Vectigal quoque quintæ et vicesimæ venalium mancipiorum remis

sum specie magis quam vi; quia cum venditor pendere juberetur in partem pretii, emptoribus accrescebat. (Tacite, Annales, liv. XIII.)

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