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Les Grecs et les Romains exigeoient une voix de plus pour condamner. Nos lois françoises en demandent deux. Les Grecs prétendoient que leur usage avoit été établi par les dieux; mais c'est le nôtre.

CHAPITRE IV

Que la liberté est favorisée par la nature des peines et leur proportion.

C'est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime. Tout l'arbitraire cesse; la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose; et ce n'est point l'homme qui fait violence à l'homme.

Il y a quatre sortes de crimes. Ceux de la première espèce choquent la religion; ceux de la seconde, les mœurs; ceux de la troisième, la tranquillité; ceux de la quatrième, la sûreté des citoyens. Les peines que l'on inflige doivent dériver de la nature de chacune de ces espèces.

Je ne mets dans la classe des crimes qui intéressent la religion que ceux qui l'attaquent directement, comme sont tous les sacriléges simples; car les crimes qui en troublent l'exercice sont de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens ou leur sûreté, et doivent être renvoyés à ces classes.

Pour que la peine des sacriléges simples soit tirée de la nature de la chose, elle doit consister dans la privation de tous les avantages que donne la religion : l'expulsion hors des temples; la privation de la société des fidèles, pour un temps ou pour toujours; la fuite de leur présence; les exécrations, les détestations, les conjurations.

Dans les choses qui troublent la tranquillité ou la sûreté de l'Etat, les actions cachées sont du ressort de la justice humaine; mais dans celles qui blessent la divinité, là où il n'y a point d'action publique, il n'y a point de matière de crime tout s'y passe entre l'homme et Dieu, qui sait la mesure et le temps de ses vengeances. Que si, confondant les choses, le magistrat re

1. Voyez Aristide, Orat. in Miner

vam.

2. Denys d'Halicarnasse, sur le jugement de Coriolan, liv. VII. L'auteur oublie ici que, selon Denys d'Halicarnasse et selon tous les historiens romains, Coriolan fut condamné par les comices assemblés en tribus; que vingt et une tribus le jugèrent; que neuf prononcèrent son absolution, et douze sa condamnation: chaque tribu valait un suffrage. Montesquieu, par une légère

inadvertance, prend ici le suffrage d'une tribu pour la voix d'un seul homme. Socrate fut condamné à la pluralité de trente-trois voix. Montesquieu nous fait bien de l'honneur de dire que c'est la France chez qui la manière de condamner a été établie par les dieux. (Volt.)

3. Saint Louis fit des lois si outrées contre ceux qui juroient, que le pape se crut obligé de l'en avertir. Ce prince modéra son zèle et adoucit ses lois. Voyez ses ordonnances.

cherche aussi le sacrilége caché, il porte une inquisition sur un genre d'action où elle n'est point nécessaire : il détruit la liberté des citoyens, en armant contre eux le zèle des consciences timides et celui des consciences hardies.

Le mal est venu de cette idée qu'il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l'on se conduisoit par cette dernière idée, quelle seroit la fin des supplices? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, et non pas sur les foiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine.

Un historien de Provence1 rapporte un fait qui nous peint très-bien ce que peut produire sur des esprits foibles cette idée de venger la divinité. Un Juif accusé d'avoir blasphémé contre la sainte Vierge, fut condamné à être écorché. Des chevaliers masqués, le couteau à la main, montèrent sur l'échafaud, et en chassèrent l'exécuteur, pour venger eux-mêmes l'honneur de la sainte Vierge..... Je ne veux point prévenir les réflexions du lecteur.

La seconde classe est des crimes qui sont contre les mœurs: telles sont la violation de la continence publique ou particulière, c'est-à-dire de la police sur la manière dont on doit jouir des plaisirs attachés à l'usage des sens et à l'union des corps.. Les peines de ces crimes doivent encore être tirées de la nature de la chose. La privation des avantages que la société a attachés à la pureté des mœurs, les amendes, la honte, la contrainte de se cacher, l'infamie publique, l'expulsion hors de la ville et de la société, enfin toutes les peines qui sont de la jurisdiction. correctionnelle, suffisent pour réprimer la témérité des deux sexes. En effet, ces choses sont moins sur la méchanceté que sur l'oubli ou le mépris de soi-même.

Il n'est ici question que des crimes qui intéressent uniquement les mœurs, non de ceux qui choquent aussi la sûreté publique, tels que l'enlèvement et le viol, qui sont de la quatrième espèce.

Les crimes de la troisième classe sont ceux qui choquent la tranquillité des citoyens; et les peines en doivent être tirées de la nature de la chose, et se rapporter à cette tranquillité, comme la prison, l'exil, les corrections, et autres peines qui ramènent les esprits inquiets, et les font rentrer dans l'ordre établi.

Je restreins les crimes contre la tranquillité aux choses qui contiennent une simple lésion de police car celles qui, trou1. Le P. Bougerel.

blant la tranquillité, attaquent en même temps la sûreté, doivent être mises dans la quatrième classe.

Les peines de ces derniers crimes sont ce qu'on appelle des supplices. C'est une espèce de talion, qui fait que la société refuse la sûreté à un citoyen qui en a privé, ou qui a vonlu en priver un autre. Cette peine est tirée de la nature de la chose, puisée dans la raison et dans les ressources du bien et du mal. Un citoyen mérite la mort lorsqu'il a violé la sûreté au point qu'il a ôté la vie, ou qu'il a entrepris de l'ôter. Cette peine de mort est comme le remède de la société malade. Lorsqu'on viole la sûreté à l'égard des biens, il peut y avoir des raisons pour que la peine soit capitale; mais il vaudroit peut-être mieux, et il seroit plus de la nature, que la peine des crimes contre la sûreté des biens fût punie par la perte des biens. Et cela devroit être ainsi, si les fortunes étoient communes ou égales; mais, comme ce sont ceux qui n'ont point de biens qui attaquent plus volontiers celui des autres, il a fallu que la peine corporelle suppléât à la pécuniaire.

Tout ce que je dis est puisé dans la nature, et très-favorable à la liberté du citoyen.

CHAPITRE V

De certaines accusations qui ont particulièrement besoin de modération
et de prudence.

Maxime importante: il faut être très-circonspect dans la pour-suite de la magie et de l'hérésie. L'accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté, et être la source d'une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner. Car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d'un citoyen, mais plutôt sur l'idée que l'on s'est faite de son caractère, elle devient dangereuse à proportion de l'ignorance du peuple; et, pour lors, un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garants contre les soupçons de ces crimes.

Sous Manuel Comnène, le protestator 1 fut accusé d'avoir conspiré contre l'empereur, et de s'être servi, pour cela, de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit, dans la vie de cet empereur2, que l'on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisoit paroître des légions de démons. Or, en supposant dans la magie une puissance qui arme l'en1. Nicétas, Vie de Manuel Comnène, 2. Ibid.

liv. IV.

fer, et en partant de là, on regarde celui que l'on appelle un magicien comme l'homme du monde le plus propre à troubler et à renverser la société, et l'on est porté à le punir sans mesure.

1

L'indignation croît lorsque l'on met dans la magie le pouvoir de détruire la religion. L'histoire de Constantinople 1 nous apprend que, sur une révélation qu'avoit eue un évêque, qu'un miracle avoit cessé à cause de la magie d'un particulier, lui et son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendoit-il pas? Qu'il ne soit pas rare qu'il y ait des révélations; que l'évêque en ait eu une; qu'elle fût véritable; qu'il y eût eu un miracle; que ce miracle eût cessé; qu'il y eût de la magie; que la magie pût renverser la religion; que ce particulier fùt magicien ; qu'il eût fait enfin cet acte de magie.

L'empereur Théodore Lascaris attribuoit sa maladie à la magie. Ceux qui en étoient accusés n'avoient d'autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été bon, chez les Grecs, d'être magicien, pour se justifier de la magie. Fel étoit l'excès de leur idiotisme qu'au crime du monde le plus incertain ils joignirent les preuves les plus incertaines.

Sous le règne de Philippe le Long, les Juifs furent chassés de France, accusés d'avoir empoisonné les fontaines par le moyen des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique.

Je n'ai point dit ici qu'il ne falloit point punir l'hérésie; je dis qu'il faut être très-circonspect à la punir.

CHAPITRE VI

Du crime contre nature.

A Dieu ne plaise que je veuille diminuer l'horreur que l'on a pour un crime que la religion, la morale et la politique condamnent tour à tour. Il faudroit le proscrire quand il ne feroit que donner à un sexe les foiblesses de l'autre, et préparer à une vieillesse infàme par une jeunesse honteuse. Ce que j'en dirai lui laissera toutes ses flétrissures, et ne portera que contre la tyrannie qui peut abuser de l'horreur même que l'on en doit avoir.

Comme la nature de ce crime est d'ètre caché, il est souvent arrivé que des législateurs l'ont puni sur la déposition d'un enfant : c'étoit ouvrir une porte bien large à la calomnie. «< Justi<< nien, dit Procope 2, publia une loi contre ce crime; il fit re1. Histoire de l'empereur Maurice, 2. Histoire secrète.

par Théophylacte, c. xi.

<< chercher ceux qui en étoient coupables, non-seulement depuis «la loi, mais avant. La déposition d'un témoin, quelquefois « d'un esclave, suffisoit, surtout contre les riches et contre ceux <<< qui étoient de la faction des verts1. »

Il est singulier que, parmi nous, trois crimes, la magie, l'hérésie et le crime contre nature, dont on pourroit prouver, du premier, qu'il n'existe pas; du second, qu'il est susceptible d'une infinité de distinctions, interprétations, limitations; du troisième, qu'il est très-souvent obscur, aient été tous trois punis de la peine du feu.

Je dirai bien que le crime contre nature ne fera jamais dans une société de grands progrès, si le peuple ne s'y trouve porté d'ailleurs par quelque coutume, comme chez les Grecs, où les jeunes gens faisoient tous leurs exercices nus; comme chez nous, où l'éducation domestique est hors d'usage; comme chez les Asiatiques, où des particuliers ont un grand nombre de femmes qu'ils méprisent, tandis que les autres n'en peuvent avoir. Que l'on ne prépare point ce crime, qu'on le proscrive par une police exacte, comme toutes les violations des mœurs; et l'on verra soudain la nature, ou défendre ses droits, ou les reprendre. Douce, aimable, charmante, elle a répandu les plaisirs d'une main libérale; et, en nous comblant de délices, elle nous prépare, par des enfants qui nous font, pour ainsi dire, renaître, à des satisfactions plus grandes que ces délices mêmes.

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Les lois de la Chine décident que quiconque manque de respect à l'empereur doit être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c'est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l'on veut, et exterminer la famille que l'on veut.

Deux personnes chargées de faire la gazette de la cour, ayant mis dans quelque fait des circonstances qui ne se trouvèrent pas vraies, on dit que mentir dans une gazette de la cour, c'étoit manquer de respect à la cour; et on les fit mourir. Un prince

1. Voyez les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, ch. xx.

2. Le P. Duhalde, tome I, pag. 43.A la Chine, c'est un crime de lèse-majesté, pour ceux qui sont chargés de faire la Gazelle de la cour, que d'y rien ajouter ou diminuer, et surtout d'y insérer des choses fausses, parce qu'on

n'imprime rien dans cette gazette qui n'ait été présenté et approuvé par l'empereur, ou qui ne vienne de lui directement. Cette sévérité est excusable: comme tout le monde sait que l'empereur est l'auteur ou le censeur de cette gazette, c'est blesser sa réputation, et l'attaquer dans son honneur, que de le présenter comme capable d'en imposer

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