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mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles. Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs; il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens 1 à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement; aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois), que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes, et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Egyptiens; il les rétablit 2: peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices. Il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire; il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds, dans sa frugalité et son économie particulière ; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées; elle s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison, c'étoit un Macédonien; falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquète aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée, il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions: il brûla Persépolis, et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir: de sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres; de sorte que la postérité trouve la beauté de son âme presque à côté de ses emportements et de ses foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César. Quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entroit dans le

lurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs: ce qui donna à leur Etat de terribles secousses.

plan de sa conquête.

1. Voyez Arrien, de Expeditione Alexand., lib. III et autres. 2. Ibid. 3. Ibid., lib. VII.

CHAPITRE XV

Nouveaux moyens de conserver la conquête.

Lorsqu'un monarque conquiert un grand Etat, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme et à conserver la conquête : les conquérants de la Chine l'ont mise en usage.

Pour ne point désespérer le peuple vaincu et ne point enorgueillir le vainqueur, pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, et pour contenir les deux peuples dans le devoir, la famille tartare qui règne présentement à la Chine a établi que chaque corps de troupes, dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi moitié chinois, moitié tartares. Cela produit plusieurs bons effets : 1° les deux nations se contiennent l'une l'autre; 2° elles gardent toutes les deux la puissance militaire et civile, et l'une n'est pas anéantie par l'autre ; 3o la nation conquérante peut se répandre partout sans s'affoiblir et se perdre elle devient capable de résister aux guerres civiles et étrangères. Institution si sensée que c'est le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous ceux qui ont conquis sur la terre.

CHAPITRE XVI

D'un Etat despotique qui conquiert.

Lorsque la conquête est immense, elle suppose le despotisme. Pour lors l'armée, répandue dans les provinces, ne suffit pas. Il faut qu'il y ait toujours autour du prince un corps particulièrement affidé, toujours prêt à fondre sur la partie de l'empire qui pourroit s'ébranler. Cette milice doit contenir les autres, et faire trembler tous ceux à qui on a été obligé de laisser quelque autorité dans l'empire. Il y a autour de l'empereur de la Chine un gros corps de Tartares, toujours prêt pour le besoin. Chez le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la solde du prince, indépendamment de ce qui est entretenu du revenu des terres. Ces forces particulières tiennent en respect les générales.

CHAPITRE XVII

Continuation du même sujet.

Nous avons dit que les Etats que le monarque despotique

conquiert doivent être feudataires. Les historiens s'épuisent en éloges sur la générosité des conquérants qui ont rendu la couronne aux princes qu'ils avoient vaincus. Les Romains étoient donc bien généreux, qui faisoient partout des rois pour avoir des instruments de servitude1. Une action pareille est un acte nécessaire. Si le conquérant garde l'Etat conquis, les gouverneurs qu'il enverra ne sauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien patrimoine pour garantir le nouveau. Tous les malheurs des deux Etats seront communs : la guerre civile de l'un sera la guerre civile de l'autre. Que si, au contraire, le conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un allié nécessaire qui, avec les forces qui lui seront propres, augmentera les siennes. Nous venons de voir Schah Nadir conquérir les trésors du Mogol, et lui laisser l'Indoustan.

LIVRE ONZIÈME

DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE, DANS SON RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION.

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CHAPITRE PREMIER.

Idée générale.

Je distingue les lois qui forment la liberté politique, dans son rapport avec la constitution, d'avec celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premières seront le sujet de ce livre-ci; je traiterai les secondes dans le livre suivant.

CHAPITRE II

Diverses significations données au mot de liberté.

Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avoient donné un pouvoir tyrannique; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devoient obéir; d'autres, pour le droit d'être armés, et de pouvoir exercer la violence; ceux-ci, pour le privilége de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois'. Certain peuple a d'instruments de servitude. (Crév.) 2. J'ai, dit Cicéron, copié l'édit de Scévola, qui permet aux Grecs de

1. Uthaberent instrumenta servitutis et reges.-Tacite dit simplement que les Romains ɛe servoient des rois comme

longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe1. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avoient goûté du gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement; ceux qui avoient joui du gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie2. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui étoit conforme à ses coutumes ou à ses inclinations; et comme, dans une république, on n'a pas toujours devant les yeux, et d'une manière si présente, les instruments des maux dont on se plaint, et que même les lois paroissent y parler plus, et les exécuteurs de la loi y parler moins, on la place ordinairement dans les républiques, et on l'a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple paroît à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.

CHAPITRE III

Ce que c'est que la liberté.

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paroît faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un Etat, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que, la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent3; et si un citoyen pouvoit faire ce qu'elles défendent, il n'auroit plus de liberté, parce que les autres auroient tout de même ce pouvoir.

CHAPITRE IV

Continuation du même sujet.

La démocratie et l'aristocratie ne sont point des Etats libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les

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gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les Etats modérés: elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le diroit! la vertu même a besoin de limites.

Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.

CHAPITRE V

De l'objet des Etats divers.

Quoique tous les Etats aient en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque Etat en a pourtant un qui lui est particulier. L'agrandissement étoit l'objet de Rome; la guerre, celui de Lacédémone; la religion, celui des lois judaïques; le commerce, celui de Marseille; la tranquillité publique, celui des lois de la Chine1; la navigation, celui des Rhodiens; la liberté naturelle, l'objet de la police des sauvages; en général, les délices du prince, celui des Etats despotiques; sa gloire et celle de l'Etat, celui des monarchies; l'indépendance de chaque particulier est l'objet des lois de Pologne, et ce qui en résulte, l'oppression de tous 2.

Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S'ils sont bons, la liberté y paroîtra comme dans un miroir.

Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher?

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Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

1. Objet naturel d'un Etat qui n'a point d'ennemis au dehors, ou qui croit les avoir arrêtés par des barrières.

2. Inconvénient du Liberum veto.

3. La plupart des principes que Montesquieu pose dans ce chapitre sont tirés du Traité du Gouvernement civil, de Locke, ch. XII. (P.)

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