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Les auteurs de notre droit public, fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l'arbitraire; ils ont supposé dans les conquérants un droit, je ne sais quel, de tuer: ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe, et établir des maximes que les conquérants eux-mêmes, lorsqu'ils ont eu le moindre sens, n'ont jamais prises. Il est clair que lorsque la conquête est faite, le conquérant n'a plus le droit de tuer, puisqu'il n'est plus dans le cas de la défense naturelle et de sa propre conservation.

Ce qui les a fait penser ainsi, c'est qu'ils ont cru que le conquérant avoit droit de détruire la société; d'où ils ont conclu qu'il avoit celui de détruire les hommes qui la composent ce qui est une conséquence faussement tirée d'un faux principe. Car, de ce que la société seroit anéantie, il ne s'ensuivroit pas que les hommes qui la forment dussent aussi être anéantis. La société est l'union des hommes, et non pas les hommes; le citoyen peut périr, et l'homme rester.

Du droit de tuer dans la conquète, les politiques ont tiré le droit de réduire en servitude; mais la conséquence est aussi mal fondée que le principe.

On n'a droit de réduire en servitude que lorsqu'elle est nécessaire pour la conservation de la conquête. L'objet de la conquête est la conservation; la servitude n'est jamais l'objet de la conquête, mais il peut arriver qu'elle soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose que cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet. L'esclavage dans la conquête est une chose d'accident. Lorsqu'après un certain espace de temps toutes les parties de l'Etat conquérant se sont liées avec celles de l'Etat conquis par des coutumes, des mariages, des lois, des associations, et une certaine conformité d'esprit, la servitude doit cesser : car les droits du conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choseslà ne sont pas, et qu'il y a un éloignement entre les deux nations tel que l'une ne peut pas prendre confiance en l'autre. Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en servitude doit tou

tienne est une des causes qui ont si souvent ramené Voltaire à l'attaque de l'Esprit des Lois, et qu'il étoit encore plus mécontent de tout le bien que l'auteur disoit du christianisme, que du mal qu'il n'avoit dit de la poésie qu'en passant. Voltaire étoit blessé là dans ses

deux grandes passions d'amour et de haine. C'est pourtant lui qui a écrit, dans ses bons moments, ces belles paroles souvent citées : « Le genre humain avoit perdu ses titres; Montesquieu les a retrouvés, et les lui a rendus.» (La II.)

jours se réserver des moyens (et ces moyens sont sans nombre) pour l'en faire sortir.

Je ne dis point ici des choses vagues. Nos pères1, qui conquirent l'empire romain, en agirent ainsi. Les lois qu'ils firent dans le feu, dans l'action, dans l'impétuosité, dans l'orgueil de la victoire, ils les adoucirent : leurs lois étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les Goths et les Lombards vouloient toujours que les Romains fussent le peuple vaincu; les lois d'Euric2, de Gondebaud et de Rotharis firent du Barbare et du Romain des concitoyens3.

Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta l'ingénuité et la proprieté des biens. Louis le Débonnaire les affranchit: il ne fit rien de mieux dans tout son règne. Le temps et la servitude avoient adouci les mœurs; ils lui furent toujours fidèles.

CHAPITRE IV

Quelques avantages du peuple conquis.

Au lieu de tirer du droit de conquête des conséquences si fatales, les politiques auroient mieux fait de parler des avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple vaincu. Ils les auroient mieux sentis, si notre droit des gens étoit exactement suivi, et s'il étoit établi dans toute la terre.

Les Etats que l'on conquiert ne sont pas ordinairement dans la force de leur institution: la corruption s'y est introduite; les lois y ont cessé d'être exécutées; le gouvernement est devenu oppresseur. Qui peut douter qu'un Etat pareil ne gagnàt et ne tiràt quelques avantages de la conquête même, si elle n'étoit pas destructive? Un gouvernement parvenu au point où il ne peut plus se réformer lui-même, que perdroit-il à être refondu? Un conquérant qui entre chez un peuple où, par mille ruses et

1. Je crois qu'on peut me permettre ici une réflexion. Plus d'un écrivain qui se fait historien en compilant au hasard (je ne parle pas d'un homme comme Montesquieu), plus d'un prétendu historien, dis-je, après avoir appelé sa nation la première nation du monde, Paris la première ville du monde, le fauteuil à bras où s'assied son roi le premier trône du monde, ne fait point difficulté de dire: Nous, nos aïeux, nos pères, quand il parle des Francs qui vinrent des marais delà le Rhin et la Meuse piller les Gaules, et s'en emparer. L'abbé Vély dit nous: hé! mon ami, est-il bien sûr que tu descendes d'un Franc? Pourquoi ne serais-tu pas d'une pauvre famille gau

loise? (Volt.)

2. Euric, ou plutôt Evaric, était un Goth que les vieilles chroniques peignent comme un monstre. Gondebaud fut un Bourguignon barbare, battu par un Franc barbare. Rotharis le Lombard, autre scélérat de ces temps-là, était un bon arien, qui, régnant en Italie, où l'on savait encore écrire, fit mettre par écrit quelques-unes de ses volontés despotiques. Voilà d'étranges législateurs à citer! (Volt.)

3. Voyez le Code des lois des Barbares, et le liv. XXVIII, ci-dessous.

4. Voyez l'auteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire, dans le recueil de Duchesne, tom. II, pag. 296.

artifices, le riche s'est insensiblement pratiqué une infinité de moyens d'usurper; où le malheureux qui gémit, voyant ce qu'il croyoit des abus devenir des lois, est dans l'oppression, et croit avoir tort de la sentir; un conquérant, dis-je, peut dérouter tout, et la tyrannie sourde est la première chose qui souffre la

violence.

On a vu, par exemple, des Etats, opprimés par les traitants, être soulagés par le conquérant qui n'avoit ni les engagements ni les besoins qu'avoit le prince légitime. Les abus se trouvoient corrigés sans même que le conquérant les corrigeàt.

Quelquefois la frugalité de la nation conquérante l'a mise en état de laisser aux vaincus le nécessaire, qui leur étoit ôté sous le prince légitime.

Une conquête peut détruire les préjugés nuisibles, et mettre, si j'ose parler ainsi, une nation sous un meilleur génie.

Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas faire aux Mexicains! Ils avoient à leur donner une religion douce : ils leur apportèrent une superstition furieuse. Ils auroient pu rendre libres les esclaves, et ils rendirent esclaves les hommes libres. Ils pouvoient les éclairer sur l'abus des sacrifices humains; au lieu de cela, ils les exterminèrent. Je n'aurois jamais fini si je voulois raconter tous les biens qu'ils ne firent pas et tous les maux qu'ils firent.

C'est à un conquérant à réparer une partie des maux qu'il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête : un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature humaine.

CHAPITRE V

Gélon, roi de Syracuse.

Le plus beau traité de paix dont l'histoire ait parlé est, je crois, celui que Gélon fit avec les Carthaginois. Il voulut qu'ils abolissent la coutume d'immoler leurs enfants'. Chose admirable! après avoir défait trois cent mille Carthaginois, il exigeoit une condition qui n'étoit utile qu'à eux; ou plutôt il stipuloit pour le genre humain.

Les Bactriens faisoient manger leurs pères vieux à de grands chiens Alexandre le leur défendit ; et ce fut un triomphe qu'il remporta sur la superstition.

1. Voyez le recueil de M. de Barbeyrac, art. 112.

2. Strabon, liv. XI.

CHAPITRE VI

D'une république qui conquiert.

Il est contre la nature de la chose que, dans une constitution fédérative, un Etat confédéré conquière sur l'autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses 1. Dans les républiques fédératives mixtes, où l'association est entre de petites républiques et de petites monarchies, cela choque moins.

Il est encore contre la nature de la chose qu'une république démocratique conquière des villes qui ne sauroient entrer dans la sphère de sa démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des priviléges de la souveraineté, comme les Romains l'établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l'on fixera pour la démocratie.

Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce qu'elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu'elle enverra dans l'Etat conquis.

Dans quel danger n'eût pas été la république de Carthage, si Annibal avoit pris Rome! Que n'eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de révolutions après sa défaite 2!

Hannon n'auroit jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s'il n'avoit fait parler que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été si sage (chose que la prospérité de cette république nous prouve si bien), ne pouvoit être déterminé que par des raisons sensées. Il auroit fallu être trop stupide pour ne pas voir qu'une armée, à trois cents lieues de là, faisoit des pertes nécessaires qui devoient être réparées.

Le parti d'Hannon vouloit qu'on livrât Annibal 3 aux Romains. On ne pouvoit pour lors craindre les Romains; on craignoit donc Annibal.

On ne pouvoit croire, dit-on, les succès d'Annibal; mais comment en douter? Les Carthaginois, répandus par toute la terre, ignoroient-ils ce qui se passoit en Italie ? C'est parce qu'ils ne l'ignoroient pas qu'on ne vouloit pas envoyer de secours à Annibal.

Hannon devient plus ferme après Trébie, après Trasimene, après Cannes: ce n'est point son incrédulité qui augmente, c'est sa crainte.

1. Pour le Tockembourg.

2. Il étoit à la tête d'une faction.

3. Hannon vouloit livrer Annibal aux

Romains, comme Caton vouloit qu'on livrât César aux Gaulois.

CHAPITRE VII

Continuation du même sujet.

Il y a encore un inconvénient aux conquêtes faites par les démocraties. Leur gouvernement est toujours odieux aux Etats assujettis. Il est monarchique par la fiction; mais, dans la vérité, il est plus dur que le monarchique, comme l'expérience de tous les temps et de tous les pays l'a fait voir.

Les peuples conquis y sont dans un état triste; ils ne jouissent ni des avantages de la république ni de ceux de la monarchie.

Ce que j'ai dit de l'Etat populaire se peut appliquer à l'aristocratie.

CHAPITRE VIII

Continuation dá même sujet.

Ainsi, quand une république tient quelque peuple sous sa dépendance, il faut qu'elle cherche à réparer les inconvénients qui naissent de la nature de la chose en lui donnant un bou droit politique et de bonnes lois civiles.

Une république d'Italie tenoit des insulaires sous son obéissance; mais son droit politique et civil à leur égard étoit vicieux. On se souvient de cet acte1 d'amnistie qui porte qu'on ne les condamneroit plus à des peines afflictives sur la conscience informée du gouverneur. On a vu souvent des peuples demander des priviléges ici le souverain accorde le droit de toutes les nations.

CHAPITRE IX

D'une monarchie qui conquiert autour d'elle.

Si une monarchie peut agir longtemps avant que l'agrandissement l'ait affoiblie, elle deviendra redoutable, et sa force durera tout autant qu'elle sera pressée par les monarchies voisines.

Elle ne doit donc conquérir que pendant qu'elle reste dans les limites naturelles à son gouvernement. La prudence veut qu'elle s'arrête sitôt qu'elle passe ces limites.

Il faut dans cette sorte de conquête laisser les choses comme

1. Du 18 octobre 1738, imprimé à Gênes, chez Franchelli. Vietiamo al nostro general-governatore in detta isola di condannare in avvenire solamente ex informata conscientia persona alcuna

nazionale in pena afflittiva. Potrá ben si far arrestare ed incarcerare le persone che gli saranno sospette; salvo di renderne poi à noi sollecitamente. (Article 6.)

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