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richesses « Ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est << le vase. >>

CHAPITRE XII

Continuation du même sujet.

On prenoit à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs. Les Gracques transportèrent cette prérogative aux chevaliers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers; Sylla, aux sénateurs seuls; Cotta, aux sénateurs, aux chevaliers, et aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers et de centurions.

Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent qu'en ôtant la corruption, eț en rappelant les principes; toute autre correction est, ou inutile, ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugements purent être sans abus entre les mains des sénateurs; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l'épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelque autre corps que ce fùt, on étoit toujours mal. Les chevaliers n'avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les chevaliers, et ceux-ci aussi peu que les centurions.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non: l'on vit ce peuple qui rendoit les magistratures communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce qu'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parce qu'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagements; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté, pour tomber dans la foiblesse de la licence.

CHAPITRE XIII

Effet du serment chez un peuple vertueux.

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live1, où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus longtemps honorées.

Le serment eut tant de force chez ce peuple que rien ne l'at

1. Liv. I.

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tacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l'observer ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville contre les Èques et les Volsques, les tribuns s'y opposèrent. « Hé bien! dit-il, que tous ceux qui ont fait serment « au consul de l'année précédente marchent sous mes ensei«gnes1. » En vain les tribuns s'écrièrent-ils qu'on n'étoit plus lié par ce serment; que, quand on l'avoit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêloient de le conduire; il n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avoit fait aux consuls de 'les suivre à la guerre 2. Il forma le dessein de les tuer : on lui fit entendre que le serment n'en subsisteroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit de la violation du serment, par le crime qu'il vouloit commettre.

Après la bataille de Cannes, le peuple effrayé3 voulut se retirer en Sicile; Scipion lui fit jurer qu'il resteroit à Rome : la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête : la religion et les mœurs.

CHAPITRE XIV

Comment le plus petit changement dans la constitution entraîne la ruine

des principes.

Aristote nous parle de la république de Carthage comme d'une république très-bien réglée. Polybe nous dit qu'à la seconde guerre punique7 il y avoit à Carthage cet inconvénient que le sénat avoit perdu presque toute son autorité. Tite-Live nous apprend que, lorsque Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les principaux citoyens détournoient à leur profit les revenus publics, et abusoient de leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba donc avec l'autorité du sénat; tout coula du même principe.

1. Tite-Live, liv. III. - Cincinnatus étoit substitué en la place du consul P. Valerius, qui avoit été tué au commencement de l'année; et ce sont les soldats de Valérius qu'il rappelle au drapeau. Il en avoit le droit, puisque ces soldats étoient enrôlés pour toute la campagne. (Crév.)

2. Tite-Live, liv. II.

3. Quelques jeunes officiers seulement, désespérant de la république,

après la bataille de Cannes, résolurent
de se retirer auprès de quelque roi étran-
ger; mais Scipion les retint, en les for-
cant de jurer qu'ils n'abandonneroient
pas la patrie. (Crév.)

4. Tite-Live, liv. XXII, ch. LIII.
5. De la Républ., liv. II, ch. xi.
6. Hist., liv. VI.

7. Environ cent ans après.
8. Liv. XXXIII, ch. XLVI.

On connoît les prodiges de la censure chez les Romains. Il y eut un temps où elle devint pesante, mais on la soutint, parce qu'il y avoit plus de luxe que de corruption. Claudius l'affoiblit; et, par cet affoiblissement, la corruption devint encore plus grande que le luxe; et la censure' s'abolit, pour ainsi dire, d'elle-même. Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut entièrement interrompue jusqu'au temps où elle devint inutile, je veux dire les règnes d'Auguste et de Claude.

CHAPITRE XV

Moyens très-efficaces pour la conservation des trois principes.

Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on aura lu les quatre chapitres suivants.

CHAPITRE XVI

Propriétés distinctives de la république.

Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un petit territoire sans cela elle ne peut guère subsister. Dans une grande république, il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits : il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d'un citoyen; les intérêts se particularisent; un homme sent d'abord qu'il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa patrie; et bientôt, qu'il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.

Dans une grande république, le bien commun est sacrifié à mille considérations; il est subordonné à des exceptions; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen; les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés.

Ce qui fit subsister si longtemps Lacédémone, c'est qu'après toutes ses guerres elle resta toujours avec son territoire. Le seul but de Lacédémone étoit la liberté; le seul avantage de sa liberté, c'étoit la gloire.

Ce fut l'esprit des républiques grecques de se contenter de leurs terres comme de leurs lois. Athènes prit de l'ambition, et en donna à Lacédémone; mais ce fut plutôt pour commander à des peuples libres que pour gouverner des esclaves; plutôt pour être à la tête de l'union que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu'une monarchie s'éleva: gouvernement dont l'esprit est plus tourné vers l'agrandissement.

7. Voyez Dion, liv. XXXVIII; la vie de Cicéron dans Plutarque; Cicéron à

Atticus, liv. IV, lettres 10 et 15; Asconius, sur Cicéron, de Divinatione.

Sans des circonstances particulières 1, il est difficile que tout autre gouvernement que le républicain puisse subsister dans ine seule ville. Un prince d'un si petit Etat chercheroit naturellement à opprimer, parce qu'il auroit une grande puissance, et peu de moyens pour en jouir ou pour la faire respecter : il fouleroit donc beaucoup ses peuples. D'un autre côté, un tel prince seroit aisément opprimé par une force étrangère, ou même par une force domestique : le peuple pourroit à tous les instants s'assembler, et se réunir contre lui. Or, quand un prince d'une ville est chassé de sa ville, le procès est fini: s'il a plusieurs villes, le procès n'est que commencé.

CHAPITRE XVII

Propriétés distinctives de la monarchie.

Un Etat monarchique doit être d'une grandeur médiocre. S'il étoit petit, il se formeroit en république; s'il étoit fort étendu, les principaux de l'Etat, grands par eux-mêmes, n'étant point sous les yeux du prince, ayant leur cour hors de sa cour, assurés d'ailleurs contre les exécutions promptes par les lois et par les mœurs, pourroient cesser d'obéir; ils ne craindroient pas une punition trop lente et trop éloignée.

Aussi Charlemagne eut-il à peine fondé son empire qu'il fallut le diviser: soit que les gouverneurs des provinces n'obéìssent pas, soit que, pour les faire mieux obéir, il fût nécessaire de partager l'empire en plusieurs royaumes.

Après la mort d'Alexandre, son empire fut partagé. Comment ces grands de Grèce et de Macédoine, libres, ou du moins chefs des conquérants répandus dans cette vaste conquête, auroientils pu obéir?

Après la mort d'Attila, son empire fut dissous : tant de rois, qui n'étoient plus contenus, ne pouvoient point reprendre des chaînes.

Le prompt établissement du pouvoir sans bornes est le remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution: nouveau malheur après celui de l'agrandissement.

Les fleuves courent se mêler dans la mer les monarchies vont se perdre dans le despotisme.

CHAPITRE XVIII

Que la monarchie d'Espagne étoit dans un cas particulier.

Qu'on ne cite point l'exemple de l'Espagne : elle prouve plu

1. Comme quand un petit souverain leur jalousie mutuelle; mais il n'existe se maintient entre deux grands Etats par que précairement.

tôt ce que je dis. Pour garder l'Amérique, elle fit ce que le despotisme même ne fait pas : elle en détruisit les habitants. Il fallut, pour conserver sa colonie, qu'elle la tînt dans la dépendance de sa subsistance même.

Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas; et, sitôt qu'elle l'eut abandonné, ses embarras augmentèrent. D'un côté, les Wallons ne vouloient pas être gouvernés par les Espagnols; et de l'autre, les soldats espagnols ne vouloient pas obéir aux officiers wallons 1.

Elle ne se maintint dans l'Italie qu'à force de l'enrichir et de se ruiner car ceux qui auroient voulu se défaire du roi d'Espagne n'étoient pas, pour cela, d'humeur à renoncer à son argent.

CHAPITRE XIX

Propriétés distinctives du gouvernement despotique.

Un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées; que la crainte empêche la négligence du gouverneur ou du magistrat éloigné; que la loi soit dans une seule tête; et qu'elle change sans cesse, comme les accidents, qui se multiplient toujours dans l'Etat à proportion de sa grandeur.

CHAPITRE XX

Conséquence des chapitres précédents.

Que si la propriété naturelle, des petits Etats est d'être gouvernés en république, celle des médiocres d'être soumis à un monarque, celle des grands empires d'être dominés par un despote il suit que, pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l'Etat dans la grandeur qu'il avoit dejà; et que cet Etat changera d'esprit, à mesure qu'on rétrécira ou , qu'on étendra ses limites.

CHAPITRE XXI

De l'empire de la Chine.

Avant de finir ce livre, je répondrai à une objection qu'on peut faire sur tout ce que j'ai dit jusqu'ici.

Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine comme d'un gouvernement admirable qui mêle ensemble, dans

1. Voyez l'Histoire des Provinces- Unies, par M. Leclerc.

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