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Celle de Marseille n'éprouva jamais ces grands passages de l'abaissement à la grandeur: aussi se gouverna-t-elle toujours avec sagesse; aussi conserva-t-elle ses principes.

CHAPITRE V

De la corruption du principe de l'aristocratie.

L'aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire: il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent ni dans ceux qui sont gouvernés.

Quand les familles régnantes observent les lois, c'est une monarchie qui a plusieurs monarques, et qui est très-bonne par sa nature; presque tous ces monarques sont liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas, c'est un État despotique qui a plusieurs despotes.

Dans ce cas, la république ne subsiste qu'à l'égard des nobles et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, et l'État despotique est dans le corps qui est gouverné: ce qui fait les deux corps du monde les plus désunis.

L'extrême corruption est lorsque les nobles deviennent héréditaires ils ne peuvent plus guère avoir de modération. S'ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, mais leur sûreté diminue; s'ils sont en plus grand nombre, leur pouvoir est moindre, et leur sûreté plus grande : en sorte que le pouvoir va croissant, et la sûreté diminuant, jusqu'au despote, sur la tête duquel est l'excès du pouvoir et du danger.

Le grand nombre des nobles dans l'aristocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent; mais, comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un esprit de nonchalance, de paresse, d'abandon, qui fera que l'Etat n'aura plus de force ni de ressort 2.

Une aristocratie peut maintenir la force de son principe, si les lois sont telles qu'elles fassent plus sentir aux nobles les périls et les fatigues du commandement que ses délices, et si l'Etat est dans une telle situation qu'il ait quelque chose à redouter, et que la sûreté vienne du dedans, et l'incertitude du dehors.

Comme une certaine confiance fait la gloire et la sûreté d'une monarchie, il faut au contraire qu'une république redoute quelque chose 3. La crainte des Perses maintint les lois chez

1. L'aristocratie se change en oligarchie.

2. Venise est une des républiques qui a le mieux corrigé, par ses lois, les in

convénients de l'aristocratie héréditaire. 3. Justin attribue à la mort d'Epaminondas l'extinction de la vertu à Athènes. N'ayant plus d'émulation, ils dépen

les Grecs. Carthage et Rome s'intimidèrent l'une l'autre, et s'affermirent. Chose singulière! plus ces Etats ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre.

CHAPITRE VI

De la corruption du principe de la monarchie.

Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple dépouille le sénat, les magistrats et les juges de leurs fonctions, les monarchies se corrompent lorsqu'on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les priviléges des villes. Dans le premier cas, on va au despotisme de tous; dans l'autre, au despotisme d'un seul.

« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Soüi, dit un au«teur chinois, c'est qu'au lieu de se borner, comme les anciens, « à une inspection générale, seule digne du souverain, les « princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux« mêmes 1. » L'auteur chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies.

La monarchie se perd lorsqu'un prince croit qu'il montre plus sa puissance en changeant l'ordre des choses qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d'autres; et lorsqu'il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés.

La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l'Etat à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.

Enfin elle se perd lorsqu'un prince méconnoit son autorité, sa situation, l'amour de ses peuples, et lorsqu'il ne sent pas bien qu'un monarque doit se juger en sûreté, comme un despote doit se croire en péril.

CHAPITRE VII

Continuation du même sujet.

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude; lorsqu'on ôte aux grands le respect des peuples, et qu'on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire.

Il se corrompt encore plus lorsque l'honneur a été mis en

sèrent leurs revenus en fêtes. Frequentius cœnam quam castra visentes. Pour lors les Macédoniens sortirent de l'obs

curité. (Liv. VI.)

1. Compilation d'ouvrages faits sous les Ming, rapportés par le P. Duhalde.

contradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois couvert d'infamie 1 et de dignités.

Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité; lorsqu'il met, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine 2; lorsqu'il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisoit donner à ses statues 3.

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des âmes singulièrement làches tirent vanité de la grandeur que pourroit avoir leur servitude, et qu'elles croient que ce qui fait que l'on doit tout au prince fait que l'on ne doit rien à sa patrie.

Mais, s'il est vrai (ce que l'on a vu dans tous les temps) qu'à mesure que le pouvoir du monarque devient immense sa sûreté diminue, corrompre ce pouvoir jusqu'à le faire changer de nature, n'est-ce pas un crime de lèse-majesté contre lui?

CHAPITRE VIII

Danger de la corruption du principe du gouvernement monarchique. L'inconvénient n'est pas lorsque l'Etat passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme.

La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si, par un abus long du pouvoir; si, par une grande conquête, le despotisme s'établissoit à un certain point, il n'y auroit pas de mœurs ni de climat qui tinssent; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffriroit, au moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres.

CHAPITRE IX

Combien la noblesse est portée à défendre le trône.

La noblesse angloise s'ensevelit avec Charles Ier sous les débris du trône; et, avant cela, lorsque Philippe II fit entendre aux oreilles des François le mot de liberté, la couronne fut

1. Sous le règne de Tibère, on éleva des statues et l'on donna les ornements triomphaux aux délateurs : ce qui avilit tellenient ces honneurs, que ceux qui les avoient mérités les dédaignèrent. (Fragm. de Dion, liv. LVIII, tirés de PExtrait des vertus et des vices de Const. Porphyrog.) Voyez, dans Tacite, comment Néron, sur la découverte et la punition d'une prétendue conjuration, donna à Petronius Turpilianus, à Nerva,

à Tigellinus, les ornements triomphaux. (Ann., liv. XV.) Voyez aussi comment les généraux dédaignèrent de faire la guerre, parce qu'ils en méprisoient les honneurs. Pervulgatis triumphi insignibus. (Tacite, Ann., liv. XIII.)

2. Dans cet Etat, le prince savoit bien quel étoit le principe de son gouvernement.

3. Hérodien.

toujours soutenue par cette noblesse qui tient à l'honneur d'obéir à un roi, mais qui regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple.

On a vu la maison d'Autriche travailler sans relâche à opprimer la noblesse hongroise. Elle ignoroit de quel prix elle lui seroit quelque jour. Elle cherchoit chez ces peuples de l'argent qui n'y étoit pas; elle ne voyoit pas des hommes qui y étoient. Lorsque tant de princes partageoient entre eux ses Etats, toutes les pièces de sa monarchie, immobiles et sans action, tomboient, pour ainsi dire, les unes sur les autres; il n'y avoit de vie que dans cette noblesse qui s'indigna, oublia tout pour combattre, et crut qu'il étoit de sa gloire de périr et de pardonner.

CHAPITRE X

De la corruption du principe du gouvernement despotique.

Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature. Les autres gouvernements périssent, parce que des accidents particuliers en violent le principe: celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles n'empêchent point son principe de se corrompre. Il ne se maintient donc que quand des circonstances, tirées du climat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque règle. Ces choses forcent sa nature sans la changer sa férocité reste; elle est pour quelque temps apprivoisée.

CHAPITRE XI

Effets naturels de la bonté et de la corruption des principes,

Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l'Etat; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes : la force du principe entraîne tout.

Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employoient un moyen bien singulier : c'étoit celui de l'insurrection. Une partie des citoyens se soulevoit1, mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissoit la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, sembloit devoir renverser quelque 1. Aristote, Polit., liv. II, chap. x.

république que ce fût. Elle ne détruisit pas celle de Crète; voici pourquoi 1:

Lorsque les anciens vouloient parler d'un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les Crétois. La patrie, disoit Platon, nom si tendre aux Crétois ! Ils l'appeloient d'un nom qui exprime l'amour d'une mère pour ses enfants. Or, l'amour de la patrie corrige tout.

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvénients qui en résultent font bien voir que le seul peuple de Crète étoit en état d'employer avec succès un pareil remède. Les exercices de la gymnastique, établis chez les Grecs, ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. « Ce furent les Lacédémoniens et les Crétois, dit Platon 4, qui << ouvrirent ces académies fameuses qui leur firent tenir dans « le monde un rang si distingué. La pudeur s'alarma d'abord; « mais elle céda à l'utilité publique. » Du temps de Platon, ces institutions étoient admirables 5; elles se rapportoient à un grand objet, qui étoit l'art militaire. Mais lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles détruisirent l'art militaire même : on ne descendit plus sur l'arène pour se former, mais pour se corrompre 6.

Plutarque nous dit que de son temps les Romains pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de la servitude où étoient tombés les Grecs. C'étoit, au contraire, la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque, les parcs où l'on combattoit à nu, et les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens làches, les portoient à un amour infàme, et n'en faisoient que des baladins; mais du temps d'Épaminondas l'exercice de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres 9.

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'Etat n'a point perdu ses principes; et, comme disoit Épicure en parlant des

1. On se réunissoit toujours d'abord contre les ennemis du dehors, ce qui s'appeloit syncrétisme. (Plutarque, OEuvres morales, pag. 88.)

2. République, liv. IX.

3. Plutarque, OEuvres morales, au traité, Si l'homme d'âge doit se mêler des affaires publiques.

4. République, liv. V. (M.)

5. La gymnastique se divisoit en deux parties, la danse et la lutte. On voyoit, en Crète, les danses armées des Curètes; à Lacédémone, celles de Castor et dé Pollux; à Athènes, les danses armées de Pallas, très-propres pour ceux qui

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