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goût et le succès d'un de ses aïeux à élever de nombreux troupeaux. Plus ces temps étaient changés, plus il fallait d'art, et de soins pour les faire renaître. Et quels moyens étaient plus convenables pour cet effet, que de revêtir les noms de l'agriculture et l'image de ses travaux des charmes séduisants de la poésie. Virgile répondit complètement à l'attente et de Mécène et d'Octave. Le succès devint tel > qu'il fut consacré par un monument public où l'on put lire cette inscription avec justice :

Rediit cultus agris.

Pouvait-on moins attendre d'un poëme rempli de beautés supérieures, plein d'imagination et de jugement, production d'un génie élevé, qui avait atteint toute sa vigueur et sa maturité, et qui, pendant sept ans, ne s'était pas lassé de polir et de perfectionner son incomparable ouvrage?

Ce chef-d'œuvre de la langue latine, et qui a le bonheur particulier d'avoir, même dans sa traduction, produit un chef-d'œuvre de la langue française, parut sous les auspices de Mécène. Il fut dédié à ce grand ministre, près duquel, dans aucun siècle, ni dans aucun pays, les muses ne trouvèrent un appui plus constant et plus généreux. Sans être un écrivain du premier ordre, il n'exista jamais de juge plus éclairé des vrais talents. Le goût naturel qu'il éprouvait pour eux ne fut pas la seule cause des faveurs et de la protection qu'ils obtinrent de Mécène : en introduisant à la cour d'Octave ces poètes illustres qu'il s'empressa d'y présenter, il avait une idée plus sérieuse et plus profonde que celle de

jouir du seul agrément de leur société. Il voulait, par les charmes et la douceur de leur commerce, tempérer le caractère violent et féroce de son maître, et fonder sa gloire pour l'avenir.

Quelle idée, en effet, aurions-nous d'Octave, si Virgile, Horace, et tant d'historiens et de poètes ne l'avaient pas honorablement célébré, et ne nous eussent rangés du parti qu'ils avaient eux-mêmes embrassé. C'est à ce plan calculé de son favori, qu'Octave, si généralement admiré aujourd'hui, dut par la suite l'élégance de son goût, ses talents; littéraires, son instruction, et la noblesse de ses manières. Il fut plus redevable encore à l'austère franchise de son ministre, et sut reconnaître au moins son attachement par une confiance sans bornes, et l'espèce d'empire qu'il accordait sur lui-même et sur ses passions à Mécène. Les historiens en font connaître un exemple mémorable; ils rapportent qu'Octave, assis sur son tribunal et se livrant à son penchant sanguinaire, était sur le point de condamner à mort plusieurs de ses victimes; que Mécène, ne pouvant l'aborder à cause de la foule, lui jeta ses tablettes, avec ces mots. écrits de sa main, surge, carnifex ! « lève-toi, bourreau ! » et que le triumvir les ayant lus, sortit aussitôt sans condamner personne.

Qui pourrait croire qu'un personnage d'un caractère aussi noble, et qui jouissait, auprès d'Octave, d'une pareille liberté d'opinions et de conseils, eût souffert la honteuse complaisance et la basse flatterie dont quelques historiens ont accusé Virgile à propos de ses Géorgiques. Ils ont pré

tendu que le quatrième livre de ce poëme, depuis le milieu jusqu'à la fin, était rempli des éloges de son ami Cornelius Gallus, et que ces vers avaient été supprimés et remplacés par l'épisode d'Aristée, lorsque le gouverneur d'Égypte se fut donné la mort, après avoir mérité la disgrâce d'Octave. Est-il une supposition plus invraisemblable et plus absurde, sous tous les rapports ? L'épisode d'Aristée est tellement lié à l'éducation des abeilles, qu'il est imposşible de penser qu'il ne soit pas né de la nature du sujet, et qu'il n'ait pas toujours fait un ensemble complet dans le plan de l'ouvrage? Est-il probable que Virgile, cité pour avoir toujours une mesure exquise, ait assez peu connu les règles de la décence, pour consacrer aux louanges de Gallus une partie si considérable d'un poëme dédié à Mécène, quand il n'y place qu'un petit nombre de vers pour ce protecteur, et pour un ami qui lui avait donné l'idée de ce travail? Pouvait-il se permettre, dans une pareille circonstance, de donner à Mécène un rôle secondaire, et de presenter Gallus comme un personnage principal? Croyons qu'une pareille suppression n'a jamais eu lieu; Octave ne l'eût pas désirée, Mécène ne l'eût pas permise; il ne l'eût soufferte, ni pour lui, ni pour son maître, ni pour Virgile lui même. Il est constant d'ailleurs que César fut très affligé de la mort de Gallus, et qu'il était loin de poursuivre sa mémoire avec assez d'acharnement pour lui envier les honneurs de quelques louanges. Virgile pleura son ami coupable; il ne brisa point un monument qui n'avait point existé, et ne démentit jamais, par une lâcheté de courtisan, l'idée

qu'Horace nous a donnée de ses mœurs et de son âme, lors qu'il nous la fait connaître par ces expressions touchantes : Animæ, quales neque candidiores,

Terra tulit.

et qu'il le nomme à si juste titre le cœur par excellence, le meilleur des hommes, optimus Virgilius.

Enfin l'heureux Octave, secondé par la valeur d'Agrippa, fut délivré, à la bataille d'Actium, de la formidable rivalité d'Antoine. Le calme régnait en Italie. L'empire-n'avait qu'un maître; et, ce qu'on voit rarement, son immense pouvoir avait changé tout-à-coup et perfectionné son caractère. Hypocrite une année sous le nom de César, douze aus cruel sous le nom d'Octave, le nouvel empereur commença, sous. le nom d'Auguste, cette heureuse et longue période de qua-. rante années, pendant lesquelles il fit oublier ses crimes, donna la paix au monde, fut environné de gloire, et mérita que son siècle devînt immortel en prenant son nom. Ce fut cette même année que Virgile conçut le plan de son, admirable poëme et commença l'Eneide. Il est difficile de ne pas reconnaître une double intention dans la manière. dont il a traité son sujet; celle de raffermir les Romains dans leur antique religion, et de les amener à maintenir le nouveau gouvernement dans la famille de César. On peut donc, avec raison, considérer ce poëme comme un ouvrage absolument politique. On ne s'étonnera plus alors de voir Auguste et Mécène prodiguer à Virgile les plus continuels encouragements. Ils sentirent que la poésie n'est plus un

art frivole, quand un génie puissant parle son langage; et le souverain et le ministre formèrent avec leur poète un nouveau, mais plus heureux triumvirat en faveur de la mo¬ narchie.

Virgile, en s'unissant par une si noble alliance avec son maître, son bienfaiteur et son ami, ne trahissait point l'intérêt de sa patrie. Le pouvoir était dans les mains d'Auguste, il y était depuis long-temps; c'est parce qu'il y fut chancelant et partagé, que l'Italie avait tant souffert. Désirer que ce pouvoir devînt plus ferme et plus stable, n'était plus, servir l'usurpation, ni concourir à changer la forme de l'état; elle était fixée par les évènements. La force des circonstances appelait nécessairement un seul homme à gouverner; et une révolution nouvelle aurait livré l'empire à quelqu'autre tyran moins facile et moins, indulgent que ne l'était Auguste à l'époque où, pour servir ses intérêts, et l'on peut dire ceux des Romains, Virgile entreprit son poëme, dont le but et l'exécution sont également favorables à sa gloire.

Il ne sera pas sans intérêt d'observer la marche de Virgile dans le plan qu'il a suivi, et qui ne fut pas moins tracé par la muse de l'histoire que par celle de l'épopée. Pour justifier son entreprise et lui concilier l'esprit des Romains, il fait d'abord usage de leurs idées religieuses et d'anciennes prophéties qui leur promettaient l'empire de l'univers. Il unit ces espérances au système de leur origine, qu'il faið remonter aux Troyens. Il montre Énée appelé en Italie par Fordre du ciel. C'est la nuit même que Troie est réduite en cendres, que le héros reçoit l'ordre d'aller bâtir une ville

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