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La spéculation politique apparaît dans la littérature française au xvI° siècle, où elle est née des querelles religieuses. Les protestants furent naturellement portés à confondre l'autorité royale et l'autorité religieuse, puisqu'elles s'unissaient pour les combattre et les persécuter. Après avoir rejeté celle-ci, ils en vinrent à discuter celle-là. Ils parlèrent de monarchie élective, d'États généraux souverains ; ils défendirent même la légitimité du régicide, théorie qu'ils léguèrent ensuite à la Compagnie de. Jésus, dont elle devait causer la perte. Les catholiques répondirent aux protestants. Un troisième parti se forma, celui des politiques, qui devaient préparer le triomphe de Henri IV. C'étaient des hommes d'État, amis de l'ordre, royalistes sincères, mais gagnés entièrement à la cause de la tolérance : ils s'appelaient L'Hôpital, La Noue, Du Vair. Ils eurent pour théoricien le premier de nos grands écrivains politiques, Jean Bodin, l'auteur des Livres de la République (1576).

Jean Bodin n'a pas seulement établi une théorie de la monarchie absolue, héréditaire, responsable devant Dieu seul, telle qu'elle existera en France au XVIIe siècle, il a

étudié les diverses formes de gouvernement, indiqué les rapports du climat et des institutions, examiné des problèmes d'ordre pratique, comme celui de l'égale répartition des impôts. Bodin est véritablement un précurseur de Montesquieu : il a eu le sentiment, sinon la vision parfaitement nette d'un ensemble de questions constituant la science sociale.

Mais il arriva qu'un quart de siècle après le livre de Bodin, l'ordre et la paix que lui-même et ses amis avaient appelés de leurs vœux, furent rétablis par les soins d'un monarque tolérant. Dès lors nul ne voulut plus s'occuper de ces discussions irritantes d'où tant de guerres et tant de maux étaient sortis; on répugna à parler de politique et de religion. Dans l'édifice social, moral et religieux, enfin relevé de ses ruines, on ne songea qu'à s'installer et à vivre le plus commodément, le plus agréablement possible. C'est l'état d'esprit de Montaigne; avec un peu plus de confiance dogmatique dans l'efficacité salutaire de la foi et du principe monarchique, ce fut aussi l'état d'esprit du xvII° siècle. Voilà pourquoi, pendant tout ce siècle, écrivains et philosophes évitèrent soigneusement de s'engager dans la voie qu'avait ouverte Jean Bodin. La vie de salon et les intrigues amoureuses remplacèrent peu à peu les conjurations, les ligues et les intrigues politiques. Il y eut bien encore quelques secousses: la Fronde fournit au cardinal de Retz le prétexte de quelques revendications en faveur de la liberté. Mais Richelieu venait de définir en quelques formules précises et fortes le dogme de la monarchie absolue et bientôt les dernières velléités d'indépendance politique ou intellectuelle s'éteignirent devant la splendeur du nouveau règne.

Les « grands sujets » se trouvèrent ainsi bannis de la littérature. L'étude psychologique de l'homme intérieur en devint l'unique matière. La partie politique de l'œuvre

de Pascal passe, en 1669, presque inaperçue. Seuls les prédicateurs, parlant au nom Dieu, osèrent parler aux rois de leurs devoirs. C'est ainsi que le plus grand d'entre. eux, Bossuet, devint le théoricien éminent de la monarchie absolue. Il ne la fonda ni sur la raison, ni sur l'intérêt de la société, ni sur l'expérience, ni sur l'histoire, mais sur l'existence de Dieu. Pour Bossuet, le gouvernement existe nécessairement à partir du moment où l'anarchie primitive fait place à une société organisée, et l'autorité de ce gouvernement ne vient ni d'une convention, ni de la loi du plus fort, mais de Dieu même, qui est le principe. de toute autorité, le Roi des rois. Il résulte de là que toute forme de gouvernement est respectable, pourvu qu'elle fasse régner l'ordre, mais aussi que la monarchie héréditaire et absolue est le plus parfait des gouvernements, parce qu'elle est l'image même de la puissance divine, forte, une et durable comme elle, paternelle enfin comme nous savons qu'est la Providence. Les rois n'ont de comptes à rendre qu'à Dieu, seul juge de leurs actions; ils sont irresponsables devant les hommes.

Cette doctrine de Bossuet était l'expression parfaite des idées de son temps. Personne dans la France de Louis XIV ne songeait à revendiquer aucune part de l'autorité que s'attribuait le monarque. Tout le monde acceptait la formule célèbre : « l'État, c'est moi ». Quant au roi, il se considérait non seulement comme le représentant de Dieu sur la terre, mais, en sa qualité d' « oint du Seigneur », comme l'objet immédiat de la sollicitude divine, Dieu veillant à sa gloire, comme il travaillait luimême à la gloire de Dieu en signant la Révocation ou en persécutant les Jansenistes.

Cette foi dans la monarchie, aussi forte que la foi religieuse et tout à fait du même ordre, persista jusqu'au jour où les misères du royaume provoquèrent un pre

mier éveil de l'esprit d'examen et de libre critique. En voyant à quelles ruines et quels désastres aboutissait cette monarchie absolue que la France, un siècle auparavant, avait appelée de ses vœux pour faire régner l'ordre et la paix, quelques esprits éclairés, mus par le souci du bien public, comme autrefois l'avaient été les L'Hôpital et les Jean Bodin, en vinrent à se demander si l'on ne s'était pas mépris dans un premier moment d'enthousiasme, lorsque Henri IV et Richelieu s'étaient servis de leur pouvoir absolu pour établir la tolérance.

Ce furent d'abord quelques observations timides. Des patriotes, comme Boisguilbert et Vauban, représentèrent au roi que le peuple était malheureux, que, s'il ne souffrait plus des discordes civiles, il était accablé d'impôts par suite des guerres étrangères. On proposa des palliatifs un système d'impôt plus équitable, la suppression de « tout privilège qui tend à l'exemption » des charges. Louis XIV ne voulut rien entendre.

Alors le mécontentement, quelquefois aussi l'ambition, se mirent de la partie. C'est le cas de Saint-Simon et surtout de Fénelon. Le roi était vieux; ceux qu'offensait ou inquiétait son despotisme se groupèrent autour du duc de Bourgogne, son successeur éventuel. Les aspirations réformatrices se précisèrent; on élabora des projets; des Plans de Gouvernement furent « concertés » entre Fénelon et le duc de Chevreuse. Ils ne devaient jamais devenir des réalités, car le duc de Bourgogne précéda Louis XIV dans la tombe. Ce sont pourtant ces conversations de Chaulnes qui ont orienté les esprits vers les questions qu'allaient si âprement débattre les écrivains politiques du XVIIIe siècle.

Fénelon n'est cependant pas un révolutionnaire. Comme Bossuet, c'est à Dieu même qu'il fait remonter «< la source primitive de toute autorité ». Il l'affirme avec toute la

conviction de son âme chrétienne : « La nécessité absolue qu'il y ait sur la terre quelque autorité suprême qui fasse des lois, et qui en punisse le violement, est une preuve aussi convaincante que Dieu, qui aime essentiellement l'ordre, veut que son autorité soit confiée à quelques juges souverains, que s'il l'avait déclaré par une révélation expresse à tout le genre humain1. » Comme Bossuet encore, il demande que, le gouvernement une fois établi, «< la forme en soit sacrée et inviolable 2. » Il estime enfin que la monarchie ne peut être qu'héréditaire. Mais, d'abord, il juge sévèrement le despotisme : « C'est, écrit-il, un attentat sur les droits de la fraternité humaine; » il menace les mauvais princes non seulement de la justice divine, mais aussi des vengeances humaines, qui pourraient bien les priver de leur trône : « Quand les souverains s'accoutument à ne connaître d'autres lois que leurs volontés absolues, ils sapent le fondement de leur puissance. Il viendra une révolution soudaine et violente, qui, loin de modérer simplement leur autorité excessive, l'abattra sans ressource *. »

D'autre part l'esprit de Fénelon n'est pas moins nourri des maximes de la sagesse antique que des préceptes de la morale chrétienne comme les philosophes du XVIIIe siècle, il est séduit par Lacédémone et croit pour ainsi dire à l'âge d'or. Il parle du bien public à la façon d'un magistrat romain; il prèche le retour à l'antique simplicité, à la vie pacifique, aux lois somptuaires - et tout ceci nous éloigne beaucoup de Louis XIV.

Enfin Fénelon est un grand seigneur, dont l'âme, demeurée féodale, souffre du discrédit politique où la

Essai Philosophique sur le Gouvernement Civil, VI.

2 Ibid., VII.

3 Examen de Conscience sur les Devoirs de la Royauté. Supplément II. ▲ Ibid.

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