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VII. - LE DESPOTISME LÉGAL. LES PHYSIOCRATES

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ET TURGOT

Vers le même temps se constituait une école, qui devait exercer une réelle influence par ses doctrines et sa méthode, et aussi parce qu'elle venait de créer une science nouvelle, enfin parce qu'elle allait bientôt donner à la monarchie en désarroi son plus grand ministre, Turgot. C'est l'école des physiocrates. Elle mérite vraiment le nom d'école par l'unité de vues à peu près complète qui unissait tous ses membres et par le culte que tous avaient voué à leurs maîtres, Gournay et surtout Quesnay. Les principaux disciples en sont Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, l'abbé Baudeau, auteur des Éphémérides du Citoyen, journal de l'école, Le Trosne, Turgot et Mirabeau, l'Ami des hommes, père de l'orateur.

Les physiocrates sont des économistes, et, comme ils sont de beaucoup les plus illustres représentants de la science économique au XVIIIe siècle, on les désigne souvent aussi sous ce nom général. Leurs ancêtres sont ces patriotes, Vauban et Boisguilbert, qui, au début du siècle, proposaient de remédier aux maux de la France par des mesures financières. Ils avaient attiré l'attention sur l'origine et la répartition des richesses, mais ils n'avaient point réuni leurs observations en un corps de doctrine ni songé à constituer une science. Ce fut au contraire l'ambition de Quesnay et de ses disciples.

L'Encyclopédie servit de berceau à la « science nouvelle », en accueillant les deux articles Fermiers et Grains de Quesnay et aussi quelques articles de Turgot (Fondation, Foires et Marchés.) L'école se développa et bientôt elle élargit son programme. Les économistes s'étaient d'abord exclusivement attachés à la production, distri

bution, consommation des richesses, en dehors de toute doctrine politique ou philosophique. Ils en vinrent bientôt à considérer que la nature morale de l'homme dépend pour une grande part des conditions physiques de son existence. Ils recherchèrent alors les principes de la morale et du droit naturel, puis ceux d'une bonne législation, puis ceux d'un gouvernement parfait et, lorsque plus tard Jean-Baptiste Say voulait de nouveau réduire l'économie politique à n'être que la « science des richesses », Dupont de Nemours, un des derniers survivants de l'école physiocratique, lui écrivait que l'économie politique est la « science du droit naturel appliqué, comme il doit l'être, aux sociétés civilisées. Elle est la science des constitutions ». Nous n'avons pas à insister sur leurs doctrines proprement économiques : toute richesse vient du sol, et seul l'agriculteur est producteur de richesses. L'État doit donc s'appliquer de tout son pouvoir à protéger l'agriculture, et le seul moyen d'en encourager le développement est d'assurer la liberté du commerce et des échanges. Autre conséquence : l'impôt ne peut porter que sur le produit net du sol, puisqu'il n'existe pas d'autre source de richesses; l'État retiendra donc une part de ce produit net pour ses besoins. Ces doctrines ont incontestablement exercé une influence durable. La liberté du commerce et la liberté du travail ont été pratiquement réalisées avant la fin de l'ancien régime. L'idée d'un impôt proportionnel sur les biens fonds a été très favorablement accueillie de la plupart des publicistes, malgré les critiques ironiques de Voltaire. L'idée que toute richesse vient du sol s'est traduite dans la pratique par cette autre idée que seuls les propriétaires fonciers sont intéressés au sort de l'État et que, seuls, par conséquent, leurs suffrages doivent être comptés, même en régime démocratique.

En politique, les physiocrates sont des théoriciens de la monarchie absolue héréditaire, réunissant dans les mêmes mains la puissance législative et la puissance. exécutive, telle par conséquent qu'elle existe dans la France du XVIIIe siècle, telle ou à peu près que la pouvaient concevoir Hobbes ou Bossuet.

Mais, à la différence des monarchistes d'autrefois, et de la même façon que les philosophes de leur temps et notamment que Rousseau, le démocrate intransigeant, c'est en se fondant sur les droits de l'individu qu'ils établissent leur système de gouvernement.

L'homme est libre, disent-ils d'abord; il l'était dans l'état primitif du genre humain; il l'est donc encore aujourd'hui, car les lois essentielles de l'ordre social ne changent pas, non plus que celles de la nature, et par suite il ne saurait y avoir deux justices. Étant libre et maître de sa personne, il l'est aussi de son travail et des fruits de son travail : la propriété résulte immédiatement de la liberté. La société a précisément pour but de garantir la liberté et la propriété. Pour que cette garantie soit efficace, il faut une autorité armée d'une force supérieure à tous les obstacles, ce qui ne peut exister que si le souverain qui fait les lois est aussi chargé de les faire exécuter. Autrement il ne saurait y avoir qu'anarchie et faiblesse. En revanche la faculté de juger, qui est l'application de la loi générale aux cas particuliers, et il est à noter que Rousseau ne définit pas autrement le pouvoir exécutif - est incompatible avec la souveraineté.

Mais où sera la limite de cette souveraineté, si elle tend au despotisme, comme il y a lieu de le craindre? Cette limite existe, puisque les lois édictées par le souverain doivent être conformes aux lois générales, universelles de l'ordre social, qui elles-mêmes existent et ont existé de

toute éternité, conformes en un mot à l'évidence. Et qui sera juge de cette conformité? Les magistrats d'abord, chargés de comparer les lois positives avec les lois de la « justice par essence >> et d'une façon générale l'opinion, qui doit être éclairée, instruite de ces lois. D'où il résulte que l'un des premiers devoirs de la société est d'enseigner la science sociale, d'organiser l'instruction publique et l'éducation. C'est sur cette institution fondamentale que repose la véritable garantie des droits individuels. Un prince éclairé et une opinion également éclairée exerçant sur ce prince une sorte de contrôle moral tels sont les éléments de l'État physiocratique.

Voilà comment les physiocrates ont compris le despotisme légal, bien différent comme on le voit du despotisme arbitraire de Louis XIV, puisque d'une part il est fondé sur les lois mêmes que la science sociale a pour objet de formuler et que d'autre part il a pour but de garantir les droits imprescriptibles de l'individu. Ainsi ces théoriciens de la monarchie absolue, qui sont les plus conservateurs parmi les publicistes du xvIIe siècle, par leur belle confiance dans les heureux effets de la diffusion des lumières, nous font songer à Voltaire ou à Diderot et, lorsqu'ils parlent des droits naturels de l'homme, nous rappellent parfois les accents de Jean-Jacques Rousseau. Par là se confirme ce que nous disions en général de la science politique au xvme siècle. Si forte que certains philosophes aient pu concevoir ou souhaiter l'autorité, ils ont toujours considéré qu'elle ne pouvait trouver en elle-même son principe ou sa fin : l'un et l'autre devaient être cherchés ailleurs, dans les droits de la personne humaine.

Cette opinion est confirmée par la lecture des édits, arrêts ou mémoires de Turgot. Celui-ci peut être considéré

à juste titre comme un grand écrivain politique. Outre l'élévation de sa pensée et la parfaite cohérence de ses idées, Turgot a sur tous les politiques du XVIe siècle l'avantage d'être un homme d'action. Intendant, puis ministre, doué d'une mémoire sûre, d'une intelligence précise, d'une grande puissance de travail, Turgot est aussi bien informé qu'on pouvait l'être en un temps où le pouvoir était aussi centralisé que mal renseigné. Son éducation n'est pas celle d'un courtisan, mais celle d'un administrateur de profession, qui a « travaillé sur la chair humaine », suivant le mot de Catherine II. C'est en même temps un philosophe, qui croit au progrès moral et social, aussi bien qu'au progrès des sciences et des arts 1. Aussi tout le parti philosophique a-t-il applaudi à son élévation, déploré sa disgrâce et même, après sa chute, désespéré de la monarchie.

Or c'est toujours aux droits de la personne humaine que Turgot fait remonter le principe de toutes ses mesures: liberté de conscience la religion, fùt-elle démontrée vraie, ne peut être imposée à personne et Turgot condamne sans colère, mais sans faiblesse, l'intolérance religieuse, de quelque excuse qu'elle se colore; liberté du commerce chacun a droit à la subsistance, et le gouvernement serait obligé d'y pourvoir à grands frais, si elle n'était pas assurée par la libre circulation des denrées; liberté du travail le droit de travailler étant la propriété de tout homme; droit aux éléments essentiels de la science sociale et de la morale civique, c'està-dire à l'instruction.

Turgot, sans réclamer l'égalité chimérique des biens et des fortunes, dénonce cependant l'inégalité devant les charges sociales, et surtout il propose des moyens d'y

4 Discours en Sorbonne, 1750.

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