Page images
PDF
EPUB

quelques persécutions légères, Voltaire se consacre à la science, à l'histoire et à la poésie. Il travaille à asseoir solidement sa fortune et sa situation littéraire et même officielle. Il commence à engager contre l'Église la lutte qui occupera toute sa vie; mais il s'occupe fort peu de politique jusqu'à son retour de Prusse. Il attendait pour en parler dignement d'être devenu le roi Voltaire.

Cependant, aux environs de 1750, tandis que Voltaire était tout au roi de Prusse, l'Encyclopédie s'organisait. C'est le plus colossal effort du siècle. Montesquieu avait embrassé toute la vie sociale; Diderot et D'Alembert veulent embrasser l'ensemble de l'activité humaine. Leur but est double. L'entreprise est d'abord commerciale: il s'agit d'offrir aux lecteurs curieux un répertoire de toutes les connaissances utiles, où Mme de Pompadour ellemême pourra apprendre « la différence entre l'ancien rouge d'Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. 1 >> On se propose en second lieu de faire une œuvre philosophique au sens le plus large du mot. Diderot et D'Alembert ont en effet conçu le projet grandiose de soustraire l'activité humaine sous toutes ses formes, vie politique, économique, morale, religieuse, sociale à l'influence de la tradition et à l'esprit d'autorité. Ainsi dresser le tableau des connaissances humaines, mais de telle sorte qu'il apparaisse comme un monument élevé à la science et à la raison triomphantes: tel est le programme des Encyclopédistes. Comme on l'a dit 2, l'Encyclopédie fut «la Somme de la philosophie rationnelle ».

[ocr errors]

A cet édifice chacun vint apporter sa pierre: savants et hommes de lettres, théologiens et philosophes, écono

Voltaire : l'Encyclopédie.

Lanson: Histoire de la Littérature française, p. 718.

mistes et publicistes, industriels et artisans, jésuites et jansénistes fournirent de la copie. De Montesquieu à Turgot, tous les grands hommes du XVIe siècle collaborèrent à l'entreprise. Voltaire, à son retour de Prusse, accourut au bruit du succès, offrant tout à la fois sa prose et ses conseils, prêt au besoin à se déclarer le chef des Encyclopédistes, quitte à ne donner plus tard que des encouragements, et même un peu moins.

Le résultat de cette collaboration fut une confusion extrême. Aussi, lorsqu'on parle de la philosophie ou de la politique des encyclopédistes faut-il bien distinguer. Montesquieu ne peut pas être considéré comme un encyclopédiste, non plus que Necker ou Turgot. Des écrivains au contraire, dont la contribution fut insignifiante ou nulle, comme Helvétius ou même Raynal, appartiennent à la fameuse coterie, celle que Rousseau flétrissait du nom de « coterie holbachique ». Les encyclopédistes en effet, les vrais, ce sont les écrivains que réunissait à sa table le baron d'Holbach, le « maitre d'hôtel de la philosophie », que l'on retrouvait ensemble dans les salons de Mmc Geoffrin, de Mlle de Lespinasse, de Mme d'Épinay surtout, c'està-dire Diderot, D'Alembert, Helvétius, d'Holbach, Marmontel. Tous ne s'occupent pas de politique: Diderot y touche, parce qu'il touche à tout, mais il ne s'y arrête pas; D'Alembert et Marmontel sont des spécialistes; Helvétius a exposé en passant quelques théories assez vagues. Le théoricien politique du parti est d'Holbach, auteur du Système Social. On doit ajouter, bien qu'il n'appartienne pas précisément au même monde et qu'il vive à l'écart, bien que le nom de théoricien ne lui convienne guère, que c'est aussi Voltaire. S'il est en effet moins avancé que les encyclopédistes en matière religieuse, car il s'applique à détruire la puissance de l'Église bien plus que la ́religion elle-même, Voltaire, en politique, a des tendances

tout à fait semblables à celles de Diderot et d'Holbach. Les uns et les autres sont des monarchistes libéraux.

Ils sont libéraux, c'est-à-dire qu'ils revendiquent le plein exercice de la liberté civile sous toutes ses formes. Cette liberté consiste à ne dépendre que des lois, à pouvoir, sans être inquiété, poursuivre chacun sa part de bienêtre par tous les moyens qui ne nuisent ni à autrui, ni à l'ensemble du corps social. Elle comprend la liberté individuelle, où liberté d'aller et de venir, la liberté de pensée, de culté et de religion, la liberté de la presse, qu'à vrai dire les encyclopédistes et Voltaire ont été enclins, dans l'ardeur de la lutte, à réclamer plutôt pour eux que pour leurs adversaires, mais qu'ils ont toujours revendiquée en principe, enfin la liberté commerciale. Voltaire poussera même le libéralisme jusqu'à proclamer le droit de résistance à l'oppression. Cette liberté civile ne laisse aucune place à l'arbitraire; mais elle n'implique ni l'égalité, qui est une chimère, ni la liberté politique, ou droit de participer au gouvernement du pays; d'autre part elle est inséparable du droit de propriété, qui en est à la fois le fondement et la garantie.

[ocr errors]

C'est dire que Voltaire et les encyclopédistes ne sont ni des socialistes, ni même des démocrates. Du socialisme ils ne disent rien, sinon qu'ils le trouvent contraire à la nature et par conséquent absurde. A l'idée démocratique ils ne sont pas hostiles en principe, mais il ne semble pas qu'ils la considèrent comme actuellement et même de longtemps réalisable. Ils estiment avec raison que le suffrage universel implique une éducation du peuple, qui est loin d'ètre faite. Or, tant que les lumières de la science et de la raison n'auront pas été répandues dans la nation, le peuple sera le plus détestable des souverains. Du reste, lorsqu'ils parlent de république, Voltaire et d'Holbach songent immédiatement aux républiques de l'antiquité,.

notamment à Athènes. Ils ne conçoivent alors la démocratie que comme une démagogie ombrageuse et changeante, toujours prête à obéir à la voix des flatteurs, ingrate, violente c'est donc à leurs yeux la pire forme de gouvernement. A la rigueur, ils ne désespéreraient pas de faire entendre raison à quelques milliers de citoyens, dans un très petit État: mais, lorsqu'il s'agit d'une grande nation comme la France, l'entreprise leur paraît tout à fait chimérique.

:

Au fond, une seule chose apparaît clairement c'est que seules la raison et la philosophie peuvent inspirer de bonnes lois. Il faut dès lors que le gouvernement suive les avis des philosophes. Mais il est plus facile de convertir à la philosophie un prince que tout un peuple. L'idéal serait donc un prince philosophe, un despote éclairé, comme Frédéric II, le roi de Voltaire, comme Catherine II, l'impératrice de Diderot. Pour peu que ce prince ait un ministre également philosophe, comme Turgot, la nation sera véritablement heureuse et libre. Cela ne veut pas dire que le roi soit le maître absolu de son peuple ce serait alors le despotisme - et Voltaire ne le considère même pas comme une forme de gouvernement; d'Holbach ajoute que le monarque est seulement le dépositaire de l'autorité; Diderot déclare enfin que c'est la nation qui est propriétaire de la couronne, et non pas la famille royale. Bref l'autorité vient d'en bas, mais elle doit être exercée par un monarque législateur et chef de l'État, qui soit imbu des enseignements de la philosophie.

Ainsi les encyclopédistes commencent à proclamer la faillite de la constitution anglaise, si chère à Montesquieu. Sans doute ils l'admirent encore en théorie comme une construction ingénieuse, une e merveille d'agencement. Mais l'équilibre qu'elle assure ne leur paraît pas

pouvoir se maintenir. Fatalement l'un des pouvoirs cherchera à empiéter sur l'autre et cette constitution si vantée deviendra la cause de guerres civiles sans cesse renouvelées. Voltaire lui-même, toujours disposé à célébrer l'Angleterre, explique avec complaisance le mécanisme de ce gouvernement mixte, comme on l'appelait alors, mais il n'oublie jamais qu'avec ce régime un roi est mort sur l'échafaud.

En résumé, le but de la politique encyclopédiste est de poursuivre l'établissement de la liberté individuelle; le moyen est de faire régner la philosophie, de l'installer sur le trône, afin qu'un gouvernement juste, éclairé, paternel, en s'efforçant de répandre les lumières, prépare l'adoucissement des mœurs et l'affranchissement des esprits. Mais l'ennemie séculaire de la liberté, c'est l'Église, toujours exclusive et fanatique,—etl'ennemie de la philosophie, c'est encore l'Église, dont l'enseignement repose sur l'autorité et la tradition. L'Église, qui veille au maintien de l'intolérance et de l'ignorance, s'oppose aux progrès de la raison et de la liberté. C'est donc contre elle qu'il faut d'abord et sans cesse engager la lutte. Écraser l'infâme, tel doit être en dernière analyse, le grand mot d'ordre de l'action politique aussi bien que de la spéculation philosophique.

Ajoutons en terminant que les encyclopédistes et Voltaire se sont appliqués avec une infatigable ardeur à dénoncer dans la pratique les abus et les iniquités. Nul ne conteste sur ce point l'excellence de leur œuvre; nul ne saurait contester non plus le caractère « encyclopédique» de cette lutte contre les abus. L'injuste répartition et la ferme ruineuse des impôts, la barbarie de la législation et de la procédure criminelles, la vénalité des charges, ont été incessamment flétries par eux. Ils se sont surtout élevés avec éloquence contre le pire des fléaux,

« PreviousContinue »