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noblesse est tombée depuis Richelieu. Aussi son idéal est-il beaucoup moins une monarchie absolue qu'une monarchie aristocratique, image de la famille,« où le père commun ne décide pas de tout despotiquement; ... il consulte ses enfants les plus âgés et les plus sages1. » Le roi de même consulterait les chefs des plus anciennes familles, il partagerait avec un Sénat fixe et non pas électif la puissance législative, il ferait appel au concours d'États généraux élus librement.

Fénelon ne se borne pas à ces idées d'organisation générale il s'élève contre la multiplication des charges vénales, contre les enrôlements forcés, contre le régime inhumain infligé aux galériens. Devançant les temps, il se montre favorable à la liberté du commerce, même avec l'étranger.

C'est dire que Fénelon est sincèrement réformateur. Ennemi du despotisme, tendre, ouvert aux idées généreuses, fort avisé, quoi qu'on ait pu dire de son esprit de chimère, lorsqu'il s'agit de signaler les abus de l'administration, ce prélat grand seigneur, par ses aspirations humanitaires et par son souci constant de la justice, a bien mérité l'estime de ces philosophes du XVIe siècle qui l'ont salué comme un précurseur au moins a-t-il contribué à faire renaître le goût de la spéculation politique, à laquelle on avait cessé de s'intéresser depuis un siècle.

JI. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA PHILOSOPHIE

POLITIQUE AU XVIII SIÈCLE

Ce goût allait bientôt se répandre et devenir infiniment vif. Les matières mêmes que le xvIe siècle s'était inter

A Essai, XV.

dit d'aborder furent précisément celles sur lesquelles se précipita le siècle suivant. Les plus grands écrivains furent des publicistes et, si l'on ne peut pas dire que Montesquieu, Voltaire et Rousseau, ont fait la Révolution, du moins est-il vrai qu'en remettant en question les principes sur lesquels avait reposé l'ordre social pendant plus d'un siècle, ils accoutumèrent les esprits à l'idée d'une transformation possible, souhaitable, peut-être nécessaire.

A la vérité les tendances de ces écrivains politiques furent extrêmement variées : on admira tour à tour la constitution anglaise et les lois de Lycurgue; on vanta les bienfaits d'une monarchie éclairée et ceux d'une démocratie vertueuse. Il n'y eut qu'un mot d'ordre, celui non pas d'écraser l'infâme tout le monde ne fut pas violent à ce point, même contre l'Église, mais de s'élever énergiquement contre l'intolérance religieuse et l'esprit théocratique. Pour le reste chacun se décida. selon son tempérament, ses lectures, son amour plus ou moins vif pour la liberté ou l'égalité. Il semble donc assez difficile de définir l'esprit de cette philosophie politique du xvIII siècle. On peut cependant découvrir certains caractères communs à tous ceux qui ont traité ces questions nous allons essayer de les indiquer.

D'abord tous les philosophes sont persuadés qu'il peut exister, qu'il doit même exister une science politique ou sociale. Le principe d'autorité, clef de voûte de l'ordre social, avait été proclamé jusque-là à la façon d'un mystère sacré. C'était un objet de foi, non de libre examen. Il était indiscutable comme la révélation même, à laquelle Fénelon le comparait. Dès lors il ne pouvait pas être question du droit des peuples envers le souverain comme envers Dieu, ceux-ci n'avaient que des devoirs. Ce dogme politique ne relevait non plus de la raison que

les dogmes religieux. Ceci est supérieur et d'un autre ordre, comme aurait dit Pascal; c'est un domaine réservé où l'intelligence humaine ne doit pas pénétrer. Le XVIIIe siècle renverse ces barrières : confiant dans la puissance de cette intelligence qui doit connaitre de toutes les questions, il lui demande de porter là comme ailleurs son investigation souveraine : ce qui était un mystère devient seulement un problème : la science n'a pas de secrets.

Cette science aura un vaste domaine. Des antinomies se posent droits du souverain et droits du peuple ; droits de l'individu et droits de la société; autorité et liberté. La philosophie politique devra les résoudre. Lorsqu'elle aura découvert les meilleurs moyens d'assurer le bonheur de la société, par là même elle aura déterminé les devoirs des individus, car le premier devoir de l'homme, le seul qu'on puisse sérieusement lui demander de remplir, c'est de travailler dans le sens où il pourra se rendre utile à cette société dont l'existence lui est nécessaire. La science sociale devra donc s'annexer la morale, la vraie morale n'étant qu'une morale sociale L'autre morale, celle qui relève de la théologie, est une affaire purement individuelle : la société n'a pas à l'imposer. La religion civile de Jean-Jacques Rousseau ellemême n'enseigne que les dogmes qu'il croit utiles à la société.

Ainsi la politique est une science. Sur ce point, tout le monde est à peu près d'accord ou du moins raisonne et discute d'une façon qui semble impliquer cet accord. Mais quelle sera la méthode de cette science? Il est arrivé ce qui arrive toujours en pareil cas on s'est empressé d'appliquer à la science nouvelle les méthodes qui avaient réussi ailleurs. Or il existait des sciences physiques et des sciences mathématiques. Celles-ci

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étaient plus avancées, plus achevées surtout. C'est donc à la méthode déductive qu'on s'adressa de préférence, sans toutefois négliger toujours autant qu'on l'a dit la méthode expérimentale. On fit appel en effet aux exemples tirés de l'antiquité, à celui de l'Angleterre, parfois à celui de la Chine, ou du Sultan, ou même du Paraguay, où s'étaient établis les Jésuites. Mais on connaissait mal toutes ces civilisations, y compris souvent celle de l'Angleterre, notre voisine: d'où les conséquences fort contestables qu'on tira de ces prétendus faits d'expérience. D'autre part, la méthode analytique et déductive avait un avantage elle permettait d'aller vite et de construire. sans trop de délais d'assez beaux systèmes, considération qui avait son prix, en un temps où il fallait agir et se battre, où l'on demandait à la science des armes rapidement forgées plutôt que de solides constructions.

Voilà pourquoi l'on usa si volontiers des raisonnements a priori, pourquoi l'on travailla sur des idées plutôt que sur des réalités. N'est-il pas curieux par exemple de voir un homme comme Turgot, si pratique pourtant, si informé pour son temps, et doué d'un si solide bon sens, écrire au roi dans un Mémoire officiel « Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature? » Il apparait clairement aujourd'hui qu'une telle méthode était trop exclusivement rationnelle : personne alors ne s'en avisa. Peutêtre y aurait-il lieu seulement de faire une exception pour Montesquieu. Le fondateur de la science sociale comprit mieux que ses successeurs le vrai caractère de la méthode à employer. Sans doute il se rencontre encore chez lui beaucoup de déductions; on a même prétendu1 que sa méthode était la méthode même de Descartes,

Lanson: L'influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française (Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1896).

qui ne réserve à l'induction qu'un rôle tout à fait accessoire. Il semble bien pourtant qu'il se soit, en général, proposé, sans y réussir toujours, de rechercher les lois des faits plutôt que d'imposer des lois aux faits. En tout cas, nous le répétons, cette attitude approximativement scientifique est une exception.

Il ne faut pas d'ailleurs exagérer ce grief: la science politique naissante a suivi les mêmes errements que toute science qui se fonde. Elle a péché à la fois par modestie, en se contentant des méthodes employées par d'autres sciences, et par présomption, en voulant résoudre d'un coup tous les problèmes. Il n'importe. Le XVIIIe siècle est grand pour avoir senti que cette science était à créer, pour l'avoir créée en ceci du moins son œuvre a été durable.

En revanche les solutions qu'il apporta ne révélèrent pas une parfaite entente entre les esprits : il y eut des monarchistes parlementaires à la façon anglaise et des monarchistes absolus; il y eut aussi des démocrates. En général l'idée républicaine rencontra peu de faveur ou tout au moins parut inapplicable à un pays aussi vaste que la France. La vérité est qu'un grand nombre d'écrivains s'attachèrent plutôt à combattre les institutions injustes ou tyranniques de leur temps qu'à en proposer très précisément de nouvelles. Tous s'accordèrent à peu près sur la partie négative ou destructive de l'œuvre à accomplir; tous furent hostiles aux mêmes institutions.

Tous s'élevèrent contre le despotisme de l'Église, infiniment plus odieux que le despotisme monarchique. L'Église du XVIIIe siècle n'avait en effet presque rien abdiqué de ses prétentions d'antan. Sous prétexte de veiller au maintien de la morale et de la religion, elle s'immiscait volontiers dans le gouvernement. Elle ne

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