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un monarque électif, dans des co-souverains aristocratiques, ou dans les représentants d'un souverain démocratique, joints à des lumières suffisantes dans les nations sur les droits de la propriété et de la liberté, ne puissent assurer pendant un certain temps la prospérité des sociétés soumises à ces différentes formes de gouvernement. Mais un grand génie et une haute vertu sont des qualités personnelles qui ne passent pas toujours d'un prince à son successeur, et qui s'étendent rarement sur un grand nombre d'individus à la fois. Quand, dans ces gouvernements imparfaits, elles manquent aux administrateurs suprêmes, ceux-ci peuvent se laisser aisément séduire par l'attrait de leur intérêt particulier exclusif. Alors, les lumières de la nation peuvent leur paraître redoutables. Alors, la nation devient nécessairement moins éclairée qu'elle ne devrait l'être, et qu'elle ne le serait si l'intérêt personnel présent et visible des dépositaires de l'autorité était d'étendre et de favoriser l'instruction publique de l'ordre naturel1. Alors, l'ignorance concourt à entretenir la dissension des intérêts, et à la rendre plus dangereuse.

Il n'y a que les monarques héréditaires dont tous les intérêts personnels et particuliers, présents et futurs, puissent être intimement, sensiblement et manifestement liés avec celui de leurs nations, par la co-propriété de tous les produits nets du territoire soumis à leur empire. Il est vrai que cette co-propriété seule peut opérer une parfaite communauté d'intérêts entre un monarque, même héréditaire, et son peuple; car si ce monarque avait, au lieu de cette co-propriété, des domaines à faire valoir pour en appliquer le revenu aux dépenses publiques, il ne pourrait remplir les fonctions de propriétaire foncier sur une si grande étendue de terres, et il ne lui resterait, pour en soutenir le revenu, que la ressource ruineuse de privilégier ses domaines au détriment de ceux de ses sujets, ce qui mettrait ce monarque domanial,

C'est-à-dire l'enseignement, la connaissance de l'ordre naturel.

vis-à-vis de sa nation, dans un état absolument incompatible avec le ministère de l'autorité souveraine.

Mais la monarchie héréditaire présente la forme du gouvernement le plus parfait, quand elle est jointe à l'établissement de la co-propriété du public dans le produit net de tous les biens-fonds, sous une telle proportion que le revenu du fisc soit le plus grand possible, sans que le sort des propriétaires fonciers cesse d'être le meilleur que l'on puisse avoir dans la société 1.

L'INSTRUCTION PUBLIQUE

(Ibid. § XIX.)

La première loi positive, la loi fondamentale de toutes les autres lois positives, est l'institution de l'instruction publique et privée des lois de l'ordre naturel, qui est la règle souveraine de toute législation humaine et de toute conduite civile, politique, économique et sociale. Sans cette institution fondamentale, les gouvernements et la conduite des hommes ne peuvent être que ténèbres, égarements, confusion et désordres ; car, sans la connaissance des lois naturelles qui doivent servir de base à la législation humaine et de règles souveraines à la conduite des hommes, il n'y a nulle évidence de juste et d'injuste, de droit naturel, d'ordre physique et moral; nulle évidence de la distinction essentielle de l'intérêt général et de l'intérêt particulier, de la réalité des causes de la prospérité et du dépérissement des nations; nulle évidence de l'essence du bien et du mal, des droits sacrés de ceux qui commandent et des devoirs de ceux à qui l'ordre social prescrit l'obéissance.

(Quesnay: Le Droit Naturel, V.)

C'est cette proportion qui est établic, d'après les physiocrates, par le système de l'impôt foncier direct.

TURGOT
(1727-1781)

Destiné à l'Église, élevé à Louis-le-Grand, puis à Saint-Sulpice, élu prieur en Sorbonne en 1749 (et à cette occasion il prononça en 1750 un discours où l'on trouve nettement exposée pour la première fois au XVIe siècle l'idée de progrès), il renonça en 1751 à la carrière ecclésiastique pour raison de conscience, entra dans la magistrature et devint en 1757 conseiller au Parlement.

Il fréquenta les salons de Mme de Graffigny, de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse et se mit à étudier à la fois l'hébreu, les langues modernes, l'économie politique. Telle était la variété de son érudition que dans l'Encyclopédie il écrivit successivement les articles Etymologie, Existence, Expansibilité, Foires et Marchés, Fondations. En 1753 et 54 dans ses Lettres sur la Tolérance et dans le Conciliateur, il repoussait déjà toute idée d'ingérence de l'État dans la religion. En 1760 l'Eloge de Gournay, qui venait de mourir, marquait son adhésion aux idées physiocratiques. Nommé en 1761 intendant à Limoges, dans une généralité pauvre et arriérée, il y appliquait la doctrine du laissez passer et il supprimait la corvée. En 1766, il publiait ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, ouvrage d'inspiration tout à fait physiocratique.

Le 24 août 1774, après la chute de Terray, il était nommé contrôleur général aux applaudissements des encyclopédistes et des économistes, de Voltaire, de Condorcet, de Mlle de Lespinasse. Son nom était comme un programme de révolution pacifique.

Il ne voulait « point de banqueroute: point d'augmentation d'impôts; point d'emprunt »'. Mais il était hostile aux privilèges et favorable à la liberté du commerce, du travail et aussi à la liberté de conscience. Par l'application de ce programme son honnêteté un peu hautaine devait soulever l'opposition violente et constante des courtisans et du Parlement.

Le 13 septembre 1774 il établissait par édit la liberté du com

4 Lettre-programme au Roi du 24 août 1774.

merce des grains, et, malgré la guerre des farines qu'avait suscitée la panique créée par ses ennemis, il obligeait le roi à maintenir cette mesure. Puis il se consacrait à la préparation de six Grands Edits de 1776, dont les deux principaux supprimaient les corvées et les jurandes et maîtrises. Sa polémique à l'intérieur même du conseil avec le garde des sceaux Hue de Miroménil, la résistance du Parlement qui, après des remontrances, n'enregistra les édits qu'en lit de justice le 12 mars 17761, la hardiesse avec laquelle il proclamait dans son préambule la liberté individuelle et l'égalité devant l'impôt, exaspérèrent contre lui l'opposition et préparèrent sa chute. Il fut disgracié le 12 mai 1776.

Turgot sans doute était un physiocrate convaincu et par suite un monarchiste sincère; mais de plus, par ses idées de justice, par sa conception éclairée de la tolérance entendue au sens large de la non-intervention du pouvoir civil en matière religieuse, c'est un des précurseurs immédiats de la Révolution. Son système des Municipalités était fondé sur la fusion des trois ordres et devait substituer au régime de la représentation par ordre une sorte de régime censitaire fondé sur la propriété. Turgot n'eut qu'une illusion : celle de croire qu'une pareille transformation pouvait être accomplie par la monarchie contre les privilégiés. On peut s'en étonner un peu, car, au XVIIIe siècle, nul plus que cet administrateur philosophe n'eut le sentiment des réformes pratiques et des progrès immédiatement réalisables, en dehors de toute déclamation et de tout esprit de chimère. Turgot est incontestablement une des deux ou trois plus fortes intelligences de son siècle.

LA TOLERANCE RELIGIEUSE

Je conçois que des hommes qui croient toutes les religions également fausses, qui les regardent comme des inventions de la politique pour gouverner les peuples avec plus de facilité, peuvent ne se faire aucun scrupule de contraindre ceux qui dépendent d'eux à suivre la religion qu'ils croient avoir intérêt de leur prescrire... Mais

C'est ce lit de justice que Voltaire appela le lit de bienfaisance. »>

2 C'est, on le sait, la thèse qu'a soutenue Voltaire dans Mahomet et que naturellement le roi de France doit repousser de toutes ses forces. La démonstration de Turgot est donc très originale: il veut précisément fonder la tolérance sur le principe même qui a toujours été allégué en faveur de l'intolérance,

s'il y a une religion vraie, si Dieu doit demander compte à chacun de celle qu'il aura crue et pratiquée; si une éternité de supplices doit être le partage de celui qui aura rejeté la véritable religion; comment a-t-on pu imaginer qu'aucune puissance sur terre ait droit d'ordonner à un homme de suivre une autre religion que celle qu'il croit vraie en son âme et conscience?

S'il y a une religion vraie, il faut la suivre et la professer malgré toutes les puissances de la terre, malgré les édits des empereurs et des rois, malgré les jugements des proconsuls et le glaive des bourreaux. C'est pour avoir eu ce courage, c'est pour avoir rempli ce devoir sacré qu'on propose à notre vénération les martyrs de la primitive Église. Si les martyrs ont dû résister à la puissance civile pour suivre la voix de leur conscience, leur conscience ne devait donc pas reconnaître pour juge la puissance civile.

Tous les souverains n'ont pas la même religion, et chaque homme religieux se sent en sa conscience, pour son devoir et son salut, obligé de suivre la religion qu'il croit la vraie. Les souverains n'ont donc pas droit d'ordonner à leurs sujets de suivre la religion qu'eux souverains ont adoptée1. Dieu, en jugeant les hommes, leur demandera s'ils ont cru et pratiqué la vraie religion. Il ne leur demandera pas s'ils ont cru et pratiqué la religion de leur souverain; et comment le leur demanderaitil, si tous les souverains ne sont pas de la vraie religion? Jetez les yeux sur la mappemonde, Sire, et voyez combien il y a peu de pays dont les souverains soient catholiques 2. Comment se pourrait-il que, le plus grand nombre des souverains de l'univers étant dans l'erreur, ils eussent reçu de Dieu le droit de juger de la vraie religion? S'ils n'ont pas ce droit, s'ils n'ont ni l'infaillibilité, ni la mission

Ce fut, on le sait, le principe de la politique religieuse européenne pendant l'ancien régime. Il s'exprimait par la formule célèbre cujus regio, ejus religio.

Il y a une réelle hardiesse à faire une pareille observation en s'adressant à un roi de France.

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