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d'être juste, non seulement avec les étrangers, mais même avec ses propres sujets.

Il est facile alors de comprendre que d'un côté la guerre et les conquêtes, et de l'autre, les progrès du despotisme, s'entr'aident mutuellement; qu'on prend à discrétion, dans un peuple d'esclaves, de l'argent et des hommes pour en subjuger d'autres; que réciproquement. la guerre fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, et un autre non moins spécieux d'avoir toujours de grandes armés pour tenir le peuple en respect. Enfin chacun voit assez que les princes conquérants font pour le moins autant la guerre à leurs sujets qu'à leurs ennemis et que la condition des vainqueurs n'est pas meilleure que celle des vaincus. J'ai battu les Romains, écrivait Annibal aux Carthaginois; envogez-moi des troupes. J'ai mis l'Italie à contribution, envoyez-moi de l'argent. Voilà ce que signifient les Te Deum, les feux de joie et l'allégresse du peuple aux triomphes de ses maîtres.

Quant aux différends entre prince et prince, peut-on espérer de soumettre à un tribunal supérieur des hommes. qui s'osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, et qui ne font mention de Dieu même que parce qu'il est au ciel1? Les souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques, que toute la rigueur des lois n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans les leurs? Un simple gentilhomme offensé dédaigne de porter sa plainte au tribunal des maréchaux de France 2; et vous voulez qu'un roi porte les siennes à la diète européenne? Encore y a-t-il cette différence, que l'un pèche contre les lois et expose doublement sa vie, au lieu que l'autre n'expose guère que ses sujets; qu'il use, en prenant les armes, d'un droit avoué de tout le genre humain, et dont il prétend n'être comptable qu'à Dieu seul...

Et non sur la terre, où son autorité s'exercerait directement sur eux.

2 Dans l'ancienne monarchie, les maréchaux de France exerçaient une juridiction sur la noblesse et sur les gens qui appartenaient à l'armée.

Sans cesse abusés par l'apparence des choses, les princes rejetteraient cette paix, quand ils pèseraient leurs intérêts eux-mêmes que sera-ce quand ils les feront peser par leurs ministres dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du peuple, et presque toujours à ceux du prince? Les ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires, pour jeter le prince dans des embarras dont il ne puisse se tirer sans eux, et pour perdre l'État s'il le faut plutôt que leur place; ils en ont besoin pour vexer le peuple sous prétexte des nécessités publiques; ils en ont besoin pour placer leurs créatures, gagner sur les marchés, et faire en secret mille odieux monopoles; ils en ont besoin pour satisfaire leurs passions et s'expulser mutuellement; ils en ont besoin pour s'emparer du prince en le tirant de la cour quand il s'y forme contre eux des intrigues dangereuses : ils perdraient toutes ces ressources par la paix perpétuelle. Et le public ne laisse pas de demander pourquoi, si ce projet est possible, ils ne l'ont pas adopté! Il ne voit pas qu'il n'y a rien d'impossible dans ce projet, sinon qu'il soit adopté par eux. Que feront-ils donc pour s'y opposer? Ce qu'ils ont toujours fait: ils le tourneront en ridicule...'.

Sans doute la paix perpétuelle est à présent un projet bien absurde; mais qu'on nous rende un Henri IV et un Sully2, la paix perpétuelle redeviendra un projet raisonnable; ou plutôt admirons un si beau plan, mais consolonsnous de ne pas le voir exécuter: car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redoutables à l'humanité. On ne voit point de ligues fédératives s'établir autrement que par des révolutions et, sur ce principe, qui de nous oserait dire si cette ligue européenne est à désirer ou à craindre? Elle ferait peut-être plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en préviendrait pour des siècles. (Jugement sur la « Paix Perpétuelle » de l'abbé Saint-Pierre.)

1 C'est ce qui arriva précisément à l'abbé de Saint-Pierre.

On se rappelle que l'abbé de Saint-Pierre avait prétendu reprendre le « Grand Dessein» de Henri IV.

MABLY 1
(1709-1785)

Gabriel Bonnot de Mably, né à Grenoble d'une famille de robe alliée à la maison de Tencin, fut élevé d'abord chez les Jésuites. de Lyon, puis il entra au séminaire de Saint-Sulpice. Il le quitta et abandonna la carrière ecclésiastique, après avoir obtenu le sous-diaconat. Il fut alors reçu dans le salon de Mme de Tencin et, l'incapable cardinal de Tencin ayant reçu le portefeuille des Affaires étrangères, Mably devint son secrétaire et rédigea tous les avis qu'il devait donner et motiver au conseil des ministres. Il prépara même le traité secret avec la Prusse contre l'Autriche, que Voltaire devait porter à Frédéric II en 1743, et les négociations de Bréda (1746). A cette époque, le cardinal de Tencin ayant annulé malgré ses conseils un mariage entre catholique et protestant, Mably rompit avec lui et abandonna la politique et la diplomatie pour l'étude. Il vécut modestement d'une pension de 3.000 livres, qui constituait sa fortune, refusant tous les honneurs et notamment un fauteuil à l'Académie. Rappelons que l'abbé Mably était le frère du philosophe Condillac.

Ses principaux ouvrages sont le Droit Public de l'Europe fondé sur les Traités (1748); les Entretiens de Phocion, sur le rapport de la morale avec la politique (1763); les Observations sur l'Histoire de France (1765), où, interprétant à sa façon cette histoire, il transforme Charlemagne en un monarque constitutionnel du XVIIIe siècle, (Guizot devait rééditer cet ouvrage en 1823): les Doutes proposés aux philosophes économistes (1768), en réponse à l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Mercier de la Rivière paru l'année précédente; De la Législation ou Principes des Lois (1776); Du Gouvernement de Pologne (1781); De l'Etude de l'Histoire (1783); les Observations sur le gouvernement et les Etats-Unis d'Amérique (1784); enfin un ouvrage posthume, Des droits et des Devoirs du Citoyen.

L'abbé de Mably est à la fois un moraliste et un politique. Comme moraliste, il expose unc morale sociale, dont l'intérêt

Consulter sur Mably la monographie très précise de W. Guerrier L'abbé de Mably moraliste et politique. Paris, 1886.

général est le principe, dont la croyance en Dieu est la garantie, dont l'effet immédiat doit être de réfréner les passions. Le premier devoir du législateur consiste précisément à former les mœurs en faisant régner la raison et en limitant l'empire des passions, car là où les mœurs domestiques sont perverses, il n'y a rien de bon à espérer pour la vie publique.

Comme politique, Mably, ainsi que Rousseau, s'élève d'abord contre l'inégalité des conditions, qui est la principale cause de la corruption des mœurs, et il conclut contre la propriété foncière pour la communauté des biens.

Le despotisme étant le résultat à peu près nécessaire de l'inégalité, Mably condamne avec violence tout système monarchique et plus particulièrement la théorie, chère aux physiocrates, du despotisme légal. Il réclame la séparation des pouvoirs, sans dissimuler qu'à ses yeux, le pouvoir exécutif devant être fatalement l'ennemi du pouvoir législatif, il importe de subordonner celui-là à celui-ci. Le législateur s'appliquera donc à affaiblir, à diviser le pouvoir exécutif. La royauté sans doute est nécessaire, mais il ne faut lui abandonner aucune autorité réelle, et Mably critique vivement la constitution anglaise, qui fait au roi la part beaucoup trop belle et prépare ainsi l'asservissement du législatif à l'exécutif. - Quant au pouvoir législatif, il ne saurait

y avoir de doute là-dessus, il doit être exercé par la nation souveraine, mais non pas directement, car la multitude est ignorante et passionnée. Une assemblée unique de représentants sera chargée de faire les lois; encore toutes les précautions possibles devrontelles être prises pour prévenir l'engouement et l'irréflexion. Le citoyen ne devra l'obéissance qu'aux lois votées par ses représentants et même il n'y sera vraiment tenu que si ces lois sont conformes à l'équité. Mably inscrit en effet dans sa constitution le droit de résistance à l'oppression.

Tel est le système de Mably, dont l'influence fut grande, car il a été très lu et estimé de son vivant, fort populaire ensuite sous la Révolution, la probité connue de son caractère ayant ajouté encore à l'autorité de son œuvre. Aussi ne devons-nous pas ètre surpris que le type de constitution qu'il propose (une Assemblée unique législatrice et un pouvoir exécutif dépendant Assemblée) soit précisément celui qui, en général, a le plus de cette séduit les hommes de la Révolution.

L'ÉGALITÉ

Plus j'y réfléchis et plus je suis convaincu que l'inégalité des fortunes et des conditions décompose, pour ainsi

dire, l'homme et altère les sentiments naturels de son cœur ; parce que des besoins superflus lui donnent alors des désirs inutiles pour son bonheur véritable et remplissent son esprit des préjugés ou des erreurs les plus injustes et les plus absurdes. Je crois que l'égalité, en entretenant la modestie de nos besoins, conserve dans mon âme une paix qui s'oppose à la naissance et aux progrès des passions. Par quelle étrange folie mettrionsnous de la recherche, de l'étude et du raffinement dans nos besoins, si l'inégalité des fortunes ne nous avait accoutumés à regarder cette délicatesse ridicule comme une preuve de supériorité, et n'eût valu par là une sorte de considération? Pourquoi m'aviserais-je de regarder comme au-dessous de moi un homme qui m'est peut-être supérieur en mérite; pourquoi affecterais-je quelque préférence; pourquoi prétendrais-je avoir quelque autorité sur lui et ouvrirais-je ainsi la porte à la tyrannie, à la servitude et à tous les vices les plus funestes à la société, si l'inégalité des conditions n'avait ouvert mon âme à l'ambition. comme l'inégalité des fortunes l'a ouverte à l'avarice. Il me semble que c'est l'inégalité seule qui a appris aux hommes à préférer aux vertus bien des choses inutiles et pernicieuses. Je crois qu'il est démontré que dans l'état d'égalité rien ne serait plus aisé que de prévenir les abus et d'affermir solidement les lois. L'égalité doit produire tous les biens, parce qu'elle unit les hommes, leur élève l'âme et les prépare à des sentiments mutuels de bienveillance et d'amitié; j'en conclus que l'inégalité produit tous les maux, parce qu'elle les dégrade, les humilie, et sème entre eux la division et la haine. Si j'établis des citoyens égaux, qui ne considèrent, dans les hommes,. que les vertus et les talents, l'émulation se tiendra dans de justes bornes, Détruisez cette égalité, et sur-le-champ l'émulation se changera en envie et en jalousic parce qu'elle ne se proposera plus une fin honnête...

1 Avidité

sens du lat. avaritia..

ÉCRIVAINS.

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