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liance, ou terminées sans guerre par le jugement des Alliés 1;

4° Il n'y aura plus aucun Allié qui puisse se croire le plus fort, quand il saura qu'il aura tous les autres pour ennemis. Donc l'appàt flatteur des grandes conquêtes ne pourra plus le tenter de se séparer de la Grande Alliance, parce que la moindre conquête lui paraîtra alors impossible:

50 Il pourra peut-être y avoir quelques petites séditions dans les États des Alliés, mais il ne pourra jamais y avoir de guerre civile, car sans chef il n'y a nulle guerre à craindre. Et qui seront les chefs qui voudront perdre leurs biens et leur vie, sans aucune espérance de succès? Or comment pourraient-ils avoir la moindre espérance de succès, sachant qu'ils ont à combattre les forces de l'Europe entière ?

6o Ceux qui, par des traités, ont fait malgré eux certaines cessions ou renonciations, n'ayant plus aucune espérance de réussir par la force, ne tenteront jamais. de prendre les armes pour s'en dédommager; ainsi ils seront heureusement forcés de prendre, en équivalents et dédommagements avantageux, la grande diminution. de leur dépense militaire, l'amélioration de leur revenu qui vient du commerce intérieur et extérieur, et une infinité d'autres grands avantages qui résultent d'une infinité de bons règlements et de bons établissements, qui ne peuvent guère se faire que dans une paix solide et inaltérable... 3

(Abrégé du projet de paix perpétuelle).

L'abbé de Saint-Pierre oublie de se demander qui fera exécuter ce jugement en cas de refus d'obéissance d'une puissance forte, comme l'Empire ou la France. Les autres seront-elles d'accord pour s'en charger?

A titre d'équivalents et de dédommagements à leur avantage.

3 L'abbé de Saint-Pierre continue à énumérer un certain nombre d'autres résultats heureux, qu'il considère comme les garanties d'une acceptation universelle et prochaine de son projet.

MONTESQUIEU

(1689-1755).

Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, naquit auprès de Bordeaux en 1689. Dès 1714 il hérita de la charge de conseiller au Parlement de Guyenne et, après quelques travaux de physique et d'histoire naturelle, il se consacra à l'étude de la jurisprudence. Il vendit sa charge à cet effet en 1726. Il avait déjà publié en 1721 ses Lettres Persanes, qui eurent un grand succès de scandale. C'est un recueil de lettres que deux Persans en voyage sont supposés écrire à leurs amis restés en Perse. On y trouve une peinture fidèle et quelquefois assez spirituelle de la vie parisienne au commencement du XVIIIe siècle. L'auteur s'efforce de faire ressortir tout ce qu'elle peut présenter d'étrange ou de saugrenu aux yeux d'un étranger non prévenu en faveur des usages mondains ou des coutumes politiques. A cette description se mêle un ensemble de vues qui ne manquent pas de hardiesse sur la religion, le gouvernement et sur quelques problèmes sociaux, comme la condition des femmes, la dépopulation, les rapports de toute nature que soutiennent les nations entre elles.

Les Considérations (1734) ne sont plus une œuvre agressive. Montesquieu, comme le titre complet l'indique, a voulu rechercher les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. C'est une œuvre sérieuse et savante, une étude politique générale, malheureusement appliquée à une civilisation trop éloignée de nous pour qu'il lui fut possible de la bien connaître, trop étrangère à la nôtre pour que l'œuvre pût présenter un intérêt actuel et vivant.

L'œuvre capitale de Montesquieu est l'Esprit des Lois, paru en 1748, en réalité préparé par l'auteur pendant toute sa vie. Ce livre marque le premier effort méthodique et impartial qui ait été fait en France pour rechercher les causes des différents phénomènes sociaux et les rapports qui existent entre eux faits politiques. juridiques, religieux, économiques ont été réunis par Montesquieu en vue de montrer comment ils dépendent les uns des autres, et comment l'ensemble de ces faits dépend à son tour de conditions physiques subies par les peuples, comme le climat, la nature du terrain, etc.

A coup sûr la matière était un peu vaste et Montesquieu ne

l'a pas toujours parfaitement dominée: son plan n'est pas net et c'est avec raison qu'on lui reproche le caractère fragmentaire de ses observations. En revanche, Montesquieu, appuyé sur une connaissance assez étendue de l'antiquité, sur l'expérience de la vie moderne acquise surtout pendant ses trois années de voyage (1728-31) en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Angleterre, est le premier qui se soit appliqué à découvrir les principes sur lesquels repose chaque forme de gouvernement et les conditions dans lesquelles elle peut s'établir et durer. Plus occupé d'ailleurs d'expliquer que de juger, il n'a point essayé de tracer les grandes lignes d'une constitution idéale, ni de définir le gouvernement parfait. Mais, visiblement, ses sympathies vont à une monarchie constitutionnelle, comme l'Angleterre du XVIe siècle, où l'équilibre et la séparation des pouvoirs assurent l'indépendance des corps politiques et la liberté des citoyens. Ennemi d'ailleurs de tout bouleversement révolutionnaire, il n'en a pas moins porté un coup funeste à la monarchie absolue en mettant en question le principe et les raisons mêmes de son existence. C'est en s'inspirant de ses doctrines que l'Assemblée constituante rédigera la première de nos constitutions françaises.

Nous diviserons les Extraits de Montesquieu en quatre parties: dans la première figureront les définitions et les principes sur lesquels Montesquieu a établi son étude puis on verra exposées les conséquences pratiques qu'il en a tirées et la plus fidèle application qu'il ait trouvée de ces principes: la constitution d'Angleterre. Ensuite viendront les rapports des conditions physiques avec l'esprit des lois et des peuples et enfin les principales revendications pratiques immédiates formulées par Montesquieu contre les abus de son siècle.

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Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses; et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois1.

1 Noter l'insistance ayec laquelle Montesquieu parle de lois nécessaires. Ce mot le fit accuser de fatalisme; en réalité la science n'existerait pas sans cette

Ceux qui ont dit qu' « une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde », ont dit une grande absurdité. Car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui aurait produit des ètres. intelligents?

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents. êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux...

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles: ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles...

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois; que, s'il y avait des êtres ́intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance; que, si un être intelligent avait créé un être intelligent, le créé devrait rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine; qu'un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent mérite de recevoir le mème mal; et ainsi du reste.

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celuilà ait aussi des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les sciences. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur; et d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes1. Ils ne suivent

idée de loi nécessaire; or Montesquieu veut que l'étude de la jurisprudence soit considérée comme une science.

C'est-à-dire qu'ils aient une volonté libre, cause de dérogation aux lois établies par le savant.

...

donc pas constamment leurs lois primitives; et celles même qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours. L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il se conduise, et cependant il est un être borné; il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutes les intelligences finies; les faibles connaissances qu'il a, il les perd encore. Comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son créateur: Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s'oublier lui-même les philosophes l'ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres : les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles.

Esprit des Lois: Liv. I, chap. 1.)

LES LOIS POSITIVES

La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation 1 ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine.

Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre.

Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir, soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques, soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles. Elles doivent être relatives au physique du pays; au

Les lois politiques sont celles qui règlent l'organisation de l'État et ses rapports avec les citoyens; les lois civiles sont celles qui règlent les rapports des citoyens entre eux.

Ce sont des termes que Montesquieu définira plus loin.

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