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quent la tranquillité des citoyens : les peines en doivent être tirées de la nature de la chose, et se rapporter à cette tranquillité, comme la prison, l'exil, les corrections et autres peines qui ramènent les esprits inquiets1, et les font rentrer dans l'ordre établi.

Les crimes de la quatrième classe sont ceux qui, troublant la tranquillité, attaquent en même temps la sûreté des citoyens : tels sont le rapt, le viol, le meurtre, l'assassinat, l'empoisonnement, etc. La peine de ces derniers crimes est la mort : cette peine est tirée de la nature de la chose, puisée dans la raison et les sources du bien et du mal 2. Un citoyen mérite la mort, lorsqu'il a violé la sûreté au point qu'il a ôté la vie, ou même qu'il a entrepris par des voies de fait de l'ôter à un autre citoyen cette peine de mort est comme le remède de la société malade...

Quoique les peines dérivent du crime par le droit de nature, il est certain que le souverain ne doit jamais les infliger qu'en vue de quelque utilité faire souffrir du mal à quelqu'un, seulement parce qu'il en a fait luimême, est une pure cruauté condamnée par la raison et par l'humanité. Le but des peines est la tranquillité et la sûreté publiques. Dans la punition, dit Grotius, on doit toujours avoir en vue ou le bien du coupable même, ou l'avantage de celui qui avait intérêt que le crime ne fùt pas commis, ou l'utilité de tous généralement.

Ainsi le souverain doit se proposer de corriger le coupable, en ôtant au crime la douceur qui sert d'attrait au vice, par la honte, l'infamie, ou quelques peines afflictives. Quelquefois le souverain doit se proposer d'ôter aux coupables les moyens de commettre de nouveaux crimes, comme en leur enlevant les armes dont ils pourraient se servir, en les faisant travailler dans des maisons de force, ou en les transportant dans des colonies; mais le souverain doit surtout pourvoir par les lois les plus con

1 Non tranquilles, qui causent du trouble.

2 Cette justification de la peine de mort n'est pas très claire

venables aux meilleurs moyens de diminuer le nombre des crimes dans ses États. Quelquefois alors, pour produire plus d'effet, il doit ajouter à la peine de mort que peut exiger l'atrocité du crime, l'appareil public le plus propre à faire impression sur l'esprit du peuple qu'il

gouverne.

(Article Crime, par M. le chevalier de Jaucourt.)

DIDEROT
(1713-1784)

Né à Langres en 1713, élevé par les jésuites, placé par son père chez un procureur qu'il quitta bientôt faute de goût pour la procédure, Diderot mena une existence besogneuse et vagabonde, jusqu'au jour où l'Encyclopédie, sans l'enrichir, lui permit de vivre et occupa la plus grande partie de son temps.

Son œuvre est infiniment riche et variée, mais il est à noter que la politique n'y tient presque aucune place. Diderot mème ne s'y est spontanément jamais intéressé. Mais il a été contraint d'en parler, lorsqu'il lui a fallu écrire certains articles de l'Encyclopédie. Il l'a fait sans grande originalité et souvent sans précision. Nous voyons bien en effet que cet « homme de la nature » n'aime pas la religion, ni par conséquent le fanatisme et l'intolérance religieuse, qu'il hait également la guerre et les armées, mais il n'apporte aucun système et ne préconise aucune forme de gouvernement. Il déclare que l'autorité vient du peuple, mais il ne tient pas du tout à la liberté politique et se contente de la liberté civile, qui consiste à n'être tenu d'obéir qu'aux lois. Il ne réclame même pas la liberté absolue de la presse et il lui suffit que le gouvernement ferme les yeux sur les livres prétendus dangereux. Aussi peu révolutionnaire que possible, il s'élève contre l'abus des privilèges, mais il en approuve le principe. Il est vrai de dire que, dans l'Encyclopédie, il n'était pas libre de risquer des opinions trop hardies, mais on voit bien que s'il a eu parfois la tentation d'en dire un peu trop, c'est bien plutôt en matière religieuse qu'en matière politique. Il est hors de doute que ces questions ne l'ont guère passionné et, lorsqu'il a dù les traiter, il s'est probablement borné à reproduire, sans nullement les approfondir, les idées répandues dans son entourage.

L'AUTORITÉ

Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et

chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle; mais la puissance paternelle a ses bornes, et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfauts seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que de la nature. Qu'on examine bien, et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé, ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l'autorité1.

La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation, et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité, la défait alors : c'est la loi du plus fort.

Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature : c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis 2, mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler; et celui qui se l'était arrogée, devenant alors prince, cesse d'être tyran...

Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l'État. Les lois de la nature et de l'État sont les conditions sous lesquelles ils se sont soumis à son gouvernement. L'une de ces conditions est que n'ayant de pouvoir et d'autorité sur eux que par leur choix et de leur

Toutes ces idées rappellent celles que Rousseau exposera dans le premier livre du Contrat Social, dont cet article pourrait sembler un résumé, s'il ne lui était antérieur d'une dizaine d'années.

2 Ceci est-il une précaution de la part de Diderot ?

3 Diderot semble indiquer par là que le contrat a pu ne pas exister à l'origine, et qu'il est seulement impliqué par l'existence de la société.

consentement, il ne peut jamais employer cette autorité pour casser l'acte ou le contrat par lequel elle lui a été déférée i agirait dès lors contre lui-même, puisque son autorité ne peut subsister que par le titre qui l'a établie. Qui annule l'un détruit l'autre. Le prince ne peut donc pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. S'il en usait autrement, tout serait nul, et les lois le relèveraient des promesses et des serments qu'il aurait pu faire, comme un mineur qui aurait agi sans connaissance de cause, puisqu'il aurait prétendu disposer de ce qu'il n'avait qu'en dépôt et avec clause de substitution1, de la même manière que s'il l'avait eu en toute propriété et sans aucune condition.

D'ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d'un seul, n'est pas un bien particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiellement et en pleine propriété. Aussi est-ce toujours lui qui en fait le bail: il intervient toujours dans le contrat qui en adjuge l'exercice. Ce n'est pas l'État qui appartient au prince, c'est le prince qui appartient à l'État; mais il appartient au prince de gouverner dans l'Etat, puisque l'État l'a choisi pour cela, qu'il s'est engagé vers les peuples à l'administration des affaires, et que ceux-ci de leur côté se sont engagés à lui obéir conformément aux lois. Celui qui porte la couronne peut bien s'en décharger absolument s'il le veut; mais il ne peut la remettre sur la tête d'un autre sans le consentement de la nation qui l'a mise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement et

1 On appelle ainsi la disposition testamentaire par laquelle on désigne, outre l'héritier direct, celui ou ceux qui devraient le cas échéant succéder à celui-ci. C'est ce que Diderot développe dans la suite en expliquant que le prince ne peut pas transmettre la couronne à qui bon lui semble.

2 Envers.

3 C'est-à-dire sans clause ni condition.

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