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d'un intérêt dramatique et conforme aux préceptes d'Aristote, qui recommande aux poëtes épiques d'employer quelquefois les mobiles de la tragédie; elle est exprimée en quelques mots; et Virgile, qui a tout le feu d'Homère, l'emporte sur son rival par son énergique précision. On peut avec raison appliquer au chantre d'Enée ce que Pline disoit de Timanthe, un des plus grands peintres de la Grèce : Timanthi plurimum adfuit ingenii in omnibus operibus ejus ; intelligitur enim plus semper quàm pingitur.

Virgile, à la fin de ce neuvième livre, relève avec beaucoup d'art le caractère de Turnus, et il le relève ainsi dans le dessein de faire éclater davantage la gloire d'Énée, qui sera bientôt son vainqueur : le dieu Mars pousse lui-même le héros toscan; Junon tremble pour lui; et le dieu du Tibre le reçoit sur ses ondes pour le rendre à ses compagnons.

Virgile annonce clairement qu'il a voulu donner à Turnus le caractère d'Achille; il chante les Troyens, et c'est une heureuse idée que d'avoir fait renaître en quelque sorte le fils de Thétis pour l'immoler aux mânes d'Ilion: ce trait rappelle et réalise déjà la prédiction d'Anchise dans le premier livre:

« Un jour, un jour viendra qu'en tous lieux triomphans,

» A la superbe Argos, à la fière Mycènes,

>> Le sang d'Assaracus imposera des chaînes;
» Et les fils des vaincus, tout-puissans à leur tour,
Aux enfans des vainqueurs commanderont un jour.»

Le caractère d'Achille est le plus beau caractère de la poésie épique; et la ressemblance qu'il a avec Turnus a fait craindre, comme nous l'avons dit, que ce rival d'Énée ne fût plus intéressant que le héros même de l'Eneide. On auroit dû cependant se pénétrer de cette vérité, qu'un caractère épique est plus ou moins beau selon qu'il est plus ou moins conforme au but que le poëte se propose. Dans l'Iliade, Achille est un héros plein de valeur; mais sa valeur tient essentiellement de la colère. Homère avoit à parler de la guerre ou plutôt de la destruction de Troie, et la colère étoit une passion convenable au but qu'il s'étoit proposé. Virgile, au contraire, chante l'origine d'un empire; les passions furieuses ne convenoient ni à son sujet ni à son héros. La colère peut détruire une ville; mais elle ne peut fonder un grand état. Ainsi le caractère d'Achille auroit paru déplacé dans le héros de l'Eneide, et Virgile a fait sagement de donner ce même caractère à Turnus qu'il oppose au fondateur de Rome.

Virgile, en effet, comme on l'a vu, présente Turnus comme un guerrier furieux. A l'imitation d'Homère, il compare ce nouvel Achille au lion, et le lion est le symbole de la fureur. Horace nous apprend que lorsque Prométhée forma l'homme de ce que l'animal avoit de propre, ce qu'il emprunta du lion fut la colère.

Stace a voulu aussi donner à Tydée le caractère d'Achille;

mais il n'a pas montré la même sagesse que Virgile dans son imitation. Il fait manger à son héros la tête de son ennemi, il lui fait boire le sang qui en jaillit, lui fait fouiller jusqu'à la cervelle pour la dévorer, sans que ses compagnons puissent le calmer et lui arracher cette proie:

Atque illum effracti perfusum tabe cerebri
Aspicit, et vivo scelerantem sanguine fauces
Nec comites auferre valent,

Toutes ces images sont dégoûtantes; ce caractère de Tydée est monstrueux, mais celui de Turnus est pris dans la na

ture.

FIN DU TOME TROISIÈME,

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