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La démocratie a donc deux excès à éviter; l'efprit d'inégalité, qui la mene à l'ariftocratie, ou au gouvernement d'un feul; & l'efprit d'égalité extrême, qui la conduit au defpotifme d'un feul, comme le defpotifme d'un feul finit par la conquête.

Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques Grecques ne devinrent pas toujours tirans. C'est qu'ils s'étoient plus attachés à l'éloquence qu'à l'art militaire; outre qu'il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renverfoient le gouvernement républicain; ce qui fit que l'anarchie dégénéra en anéantiffement, au lieu de fe changer en tirannie.

Mais Syracufe, qui fe trouva placée au milieu d'un grand nombre de petites oli garchies changées en tirannies (*); Syracufe qui avoit un fénat (†) dont il n'eft prefque jamais fait mention dans l'hiftoire, effuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville, toujours

(*) Voyez Plutarque, dans les vies de Timoon & de Dion.

(†) C'eft celui des fix cent, dont parle Diodore.

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jours dans la licence (4) ou dans l'oppresfion, également travaillée par fa liberté & par fa fervitude, recevant toujours l'une & l'autre comme une tempête, & malgré fa puiffance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangere, avoit dans fon fein un peuple immenfe, qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de fe donner un tiran, ou de l'être lui-même.

ea

CHAPITRE III.

De l'efprit d'égalité extrême.

Αυ
UTANT que le ciel eft éloigné de la
terre, autant le véritable efprit d'é-
galité l'eft-il de l'efprit d'égalité extrême.
Le premier ne confifte point à faire en
forte

(4) Ayant chaffé les tirans, ils firent citoyens des étrangers & des foldats mercénaires, ce qui caufa des guerres civiles, Ariftote, polit. liv. V, chap. III. Le peuple ayant été caufe de la victoire fur les Athéniens, la république fut changée, ibid. ch. IV. La paffion de deux jeunes magiftrats, dont l'un enleva à l'autre un jeune garçon, & celui-ci lui débaucha fa femme, fit changer la forme de cette république, ib. liv. VII, chap. IV.

forte que tout le monde commande, our que perfonne ne foit commandé; mais à obéir & à commander à fes égaux. Il ne cherche pas à n'avoir point de maître, mais à n'avoir que fes égaux pour maî

tres.

Dans l'état de nature, les hommes naisfent bien dans l'égalité: mais ils n'y fauroient refter. La fociété la leur fait perdre, & ils ne redeviennent égaux que par les loix.

Telle est la différence, entre la démoeratie réglée & celle qui ne l'eft pas; que, dans la premiere, on n'eft égal que comme citoyen; & que, dans l'autre, on eft encore égal comme magiftrat, comme fénateur, comme juge, comme pere, com me mari, comme maître.

La place naturelle de la vertu eft auprès de la liberté mais elle ne fe trouve pas plus auprès de la liberté extrême, qu'auprès de la fervitude.

CHAPITRE IV.

Caufe particuliere de la corruption du peuple.

L

Es grands fuccès, fur-tout ceux auxquels le peuple contribue beaucoup,

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lui donnent un tel orgueil, qu'il n'eft plus poffible de le conduire. Jaloux des magiftrats, il le devient de la magiftrature; ennemi de ceux qui gouvernent, il l'eft bientôt de la conftitution. C'est ainsi que la victoire de Salamine fur les Perfes corrompit la république d'Athenes (*); c'est ainfi que la défaite des Athéniens perdit la république de Syracufe (†).

Celle de Marfeille n'éprouva jamais ces grands paffages de l'abbaiffement à la grandeur auffi fe gouverna-t-elle toujours avec fageffe, auffi conferva-t-elle fes principes.

on?

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CHAPITRE V.

De la corruption du principe de l'aris

tocratie.

L'ARISTOCRATIE fe corrompt, lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire: il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui font gouvernés.

Quand les familles regnantes obfervent les loix, c'est une monarchie qui a plufieurs

(*) Arift. Polit. liv. V, ch. IV.
(+) Ibid.

fieurs monarques, & qui eft très-bonne par fa nature; prefque tous ces monarques font liés par les loix. Mais quand elles ne les obfervent pas, c'est un état defpotique qui a plufieurs defpotes (b).

Dans ce cas, la république ne fubfifte qu'à l'égard des nobles, & entr'eux feulement. Elle eft dans le corps qui gouverne, & l'état defpotique eft dans le corps qui eft gouverné; ce qui fait les deux corps du monde les plus defunis.

L'extrême corruption eft lorfque les nobles deviennent héréditaires (*); ils ne peuvent plus guere avoir de modération. S'ils font en petit nombre, leur pouvoir eft plus grand, mais leur fureté diminue; s'ils font en plus grand nombre, leur pouvoir eft moindre & leur fureté plus grande enforte que le pouvoir va croisfant, & la fureté diminuant, jufqu'au defpote fur la tête duquel eft l'excès du pouvoir & du danger.

Le grand nombre des nobles dans l'ariftocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent: mais comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un efprit de nonchalance, de pareffe, d'a

bandon,

(b) Ce paffage confirme ce que nous avons remarqué à la note (a) p. 22. (R. d'un A.)

(*) L'ariftocratie fe change en oligarchie.

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