Page images
PDF
EPUB

intéressée au maintien des trônes dont elle devoit hériter tôt ou tard. Stobée nous a conservé des fragments de trois traités sur la monarchie, composés par des philosophes de l'école italique. Tous ces morceaux respirent la sublimité morale que l'on remarque dans Platon. Je n'en citerai qu'un seul, tiré de Sthenida, pythagoricien. Je le traduis avec une rigoureuse fidélité.

« Un roi doit être un sage : à ce prix seulement il sera vénérable « et paroîtra l'émule de Dieu lui-même. L'un est le premier roi, « le premier maître; l'autre le devient par naissance et par imi«tation. L'un commande partout, l'autre sur la terre; l'un règne

[ocr errors]

K

« et vit toujours, possédant la sagesse en lui-même; l'autre n'a qu'une science passagère. Il imitera surtout Dieu, s'il est facile, magnanime, satisfait de peu de chose pour lui-même, tandis qu'il montre à ses sujets une ame paternelle. En effet, si Dieu «< cst regardé comme le père des dieux, comme le père des hom«<mes, c'est particulièrement à cause de sa douceur pour tout ce qui respire sous sa loi, c'est parceque jamais il ne se lasse et ne néglige son empire, c'est parcequ'il ne lui a pas suffi d'être le « créateur de l'univers, s'il n'étoit encore le nourricier de toutes les créatures, le précepteur de toutes les vérités, et le législa« teur impartial du genre humain. Tel doit paroître le mortel

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

destiné à commander sur la terre et parmi les hommes, le roi. <«< Rien n'est beau sans doute hors de la royauté, et dans l'anar«< chie; mais sans la sagesse et la science, il ne peut exister ni roi « ni pouvoir. L'imitateur véritable, le ministre légitime de Dieu, « c'est un sage sur le trône. » Stobée. Pag. 332.

(3) On a voulu faire de Fénélon un politique rêveur et dangereux. J'avoue qu'il m'est impossible de concevoir quelle espèce de danger pouvoient offrir ces belles imaginations de justice, de sagesse et de bonheur qui, dans le Télémaque, s'accordent avec toutes les formes de gouvernement, et se réalisent presque toujours par les vertus d'un bon roi. Sans doute Fénélon ne partageoit pas les idées politiques de Bossuet; chacun de ces deux grands hommes portoit dans ses systèmes l'empreinte de son caractère. Fénélon, plein de douceur et d'insinuation, auroit souhaité que l'unité du pouvoir absolu souffrît quelques tempéFaments salutaires au peuple. Dans ses directions pour la con

K

[ocr errors]

science d'un roi, ouvrage d'une politique sublime autant que d'une religion éclairée, il dit, en s'adressant au dauphin : « Vous savez qu'autrefois le roi ne prenoit jamais rien sur ses peuples par sa seule autorité; c'étoit le parlement, c'est-à-dire l'assembléc de « la nation, qui lui accordoit les fonds nécessaires. Qui est-ce qui " a changé cet ordre, sinon l'autorité absolue que les rois ont «prise? » Plus tard, lorsque les maux de la France firent douter qu'il y eût assez de force dans la main seule de Louis XIV pour sauver l'état, Fénélon proposa l'usage de ces assemblées, dont il avoit regretté la perte dans les jours les plus glorieux de la monarchie. Ce ne sont plus ici les spéculations d'un cœur vertueux. Fénélon s'arrête à des idées précises; il veut que la nation soit appelée à se défendre elle-même, et pour cela, il n'a point recours à l'ancienne et unique représentation de la noblesse et du clergé. Il demande un choix de notables dans les classes industrieuses de la société. Cette politique étoit sage, étoit noble: il faut admirer Louis XIV d'avoir pu s'en passer. Ce grand roi connut bien alors le principe de la monarchie qu'il avoit créée : en donnant lui-même l'exemple de l'héroïsme, il ne s'adressa qu'à l'honneur, et il sauva la France. Ces illusions ne sont ni de tous les peuples, ni de tous les temps.

(4) Cette fatalité, qui ne permet pas aux idées humaines de rester à la même place, soit qu'elles doivent avancer ou s'égarer, m'a paru supérieurement exprimée dans un passage que je vais citer. Il est tiré de l'ouvrage de M. de Barante, sur la littérature du dix-huitième siècle; ouvrage plein de bon sens, d'esprit, et d'originalité, et qui renferme assez de vues et d'idées pour défrayer une vingtaine de nos discours académiques.

[ocr errors]

་་

«C'étoit surtout par la marche des opinions humaines et par « les productions de l'esprit que le dix-huitième siècle avoit été remarquable. Les contemporains eux-mêmes s'étoient fort cnorgueillis de ce développement de l'esprit humain, et en * avoient fait le principal caractère de l'époque où ils vivoient. « Aussi c'est contre les opinions françoises du dix-huitième siècle, et surtout contre les écrits où elles sont déposées, que « l'accusation a été portée. Parmi les accusateurs, quelques uns, se laissant emporter par un esprit d'exagération et d'animosité,

[ocr errors]
[ocr errors]

"

K

« sont tombés, ce nous semble, dans une erreur remarquable. Isolant ce dix-huitième siècle de tous les autres siècles, ils le regardent comme une époque maudite, où un génie malfaisant « a inspiré aux écrivains des opinions qu'ils ont répandues parmi « le peuple. Or diroit, à les entendre, que, sans les livres de ces écrivains, tout seroit encore au même état que dans le dixseptième siècle; comme si un siècle pouvoit transmettre à son << successeur l'héritage de l'esprit humain tel qu'il l'a reçu de son <«< devancier. Mais il n'en est pas ainsi. Les opinions ont une marche « nécessaire de la réunion des hommes en nation, de leur com<<munication habituelle, naît une certaine progression de senti«ments, d'idées, de raisonnements, que rien ne peut suspendre. « C'est ce qu'on nomme la marche de la civilisation; elle amène « tantôt des époques paisibles et vertueuses, tantôt criminelles « et agitées; quelquefois la gloire, d'autres fois l'opprobre; et << suivant que la Providence nous a jetés dans un temps ou dans «< un autre, nous recueillons le bonheur ou le malheur attaché à « l'époque où nous vivons. Nos goûts, nos opinions, nos impres«sions habituelles, en dépendent une grande partie : nulle chose << ne peut soustraire la société à cette variation progressive. Dans <«< cette histoire des opinions humaines, toutes les circonstances << sont enchaînées de manière qu'il est impossible de dire laquelle résulter nécessairement de la précédente. pouvoit ne pas

[ocr errors]
[ocr errors]

Je ne crois pas qu'on ait rien écrit de plus instructif et de plus sage sur le dix-huitième siècle, et mieux expliqué la littérature par la connoissance des hommes.

(5) On a beaucoup attaqué cette vertu que Montesquieu donnoit pour attribut aux républiques. Il est manifeste qu'il s'agit moins ici de la vertu morale que d'une vertu politique, dans laquelle il entre cependant plusieurs vertus privées. C'est le principe que Bossuet a reconnu et défini sous un autre nom d'une manière admirable. « Le mot de civilité ne signifioit pas seule«< ment parmi les Grecs la douceur, et la déférence mutuelle qui « rend les hommes sociables. L'homme civil n'étoit qu'un bon citoyen qui se regarde toujours comme membre de l'état, qui « se laisse conduire par les lois, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur personne.

[ocr errors]
[ocr errors]

"

(6) Quelquefois on demande : Qu'est-ce que le système représentatif? La réponse est fort simple, le système représentatif entre dans tous les gouvernements qui admettent des assemblées délibérantes. Mais l'emploi de ces assemblées peut être plus ou moins heureusement ordonné. L'existence de deux assemblées, l'une héréditaire et aristocratique, l'autre élective et populaire, semble, par le raisonnement comme par l'exemple, offrir la meilleure combinaison. Voilà jusqu'à présent le système représentatif dans la perfection de sa forme. Il y a loin sans doute de cette perfection extérieure à la perfection de fait; mille causes peuvent l'arrêter : l'éloquent auteur des Réflexions politiques, M. de Châteaubriand, a prévu et discuté la plupart de ces causes réelles ou possibles. Les événements extraordinaires survenus depuis deux ans n'ont rien changé à la vérité de ces observations; et l'admirable vivacité de son langage a donné un nouveau caractère de durée à des idées que le bon sens seul rendroit éternelles. « La vieille monarchie ne vit plus pour nous que dans l'histoire, comme l'oriflamme que l'on voyoit encore toute poudreusé dans le trésor de Saint-Denis, « sous Henri IV. Le brave Crillon pouvoit toucher avec attendris« sement et respect ce témoin de notre ancienne valeur; mais il « servoit sous la cornette blanche, triomphante aux plaines d'Ivry, « et il ne demandoit point qu'on allât prendre au milieu des tom<< beaux l'étendard des champs de Bouvines. >>

[ocr errors]

M. de Châteaubriand avoit également reconnu la marche générale de l'Europe vers l'ordre constitutionnel. Dans ce mouvement commun il voyoit une nécessité et une garantie pour chaque état. On a depuis voulu affoiblir l'autorité de ces idées, auxquelles un grand écrivain avoit prêté la toute puissance de son éloquence et de son nom. Comme M. de Châteaubriand s'étoit quelquefois mépris sur les hommes, ce qui étoit inévitable, on a voulu reporter cette erreur sur le fond même des doctrines, et sur les principes: ces principes demeurent ce qu'ils étoient. Le progrès des arts utiles à la vie, la facile communication des peuples, le partage plus égal des connoissances et des lumières, l'imprimerie, voilà les causes qui justifient ces principes: ils ne pouvoient rencontrer d'obstacle que dans le plus horrible fléau de la société, la tyrannie militaire. C'est un bienfait pour l'Europe, que ces idées de liberté se trouvent si puissantes à l'époque même où la force des armes a pris partout

66

NOTES DE L'ÉLOGE DE MONTESQUIEU.

un prodigieux accroissement. Dans l'état présent des choses, l'Europe n'aura jamais que des gouvernements constitutionnels ou des gouvernements militaires ; et comme l'usurpation ne pourroit s'élever que par la force des armes, elle est essentiellement ennemie de toute constitution et de toute liberté. Ce sont les souverains héréditaires, les souverains légitimes, qui seuls peuvent établir la liberté, surtout dans les grands états où toute révolution ne sauroit arriver que par l'emploi de la force militaire, qui n'enfantera jamais qu'un pouvoir violent comme elle: ainsi les maximes de la liberté se confondent avec les intérêts des rois. Ces maximes ne sont plus, aujourd'hui, la suite de la révolution; elles sont nées de nouveau, pour ainsi dire, de l'horreur du despotisme impérial; elles ont en leur faveur l'exemple de dix ans de tyrannie; aussi sont-elles chères à des hommes qui n'ont jamais connu les premières théories de la révolution.

(7) En célébrant la loyauté chevaleresque de nos vieux temps, M. de Châteaubriand a marqué mieux que personne cette puissance des idées nouvelles, cette ruine irréparable des anciennes mœurs, des anciens privilèges. « L'esprit du siècle, dit-il, a pé« nétré de toutes parts; il est entré dans les têtes, et jusque dans « les cœurs de ceux qui s'en croient le moins entachés. » M. de Châteaubriand expose partout cette vérité avec une justesse, une force, et quelquefois une expression de regret qui en augmente encore l'évidence; de cette vérité résulte le bienfait de l'ordre constitutionnel, établi par un monarque dont la modération est à-la-fois une grande vertu de cœur, et une rare supériorité de sagesse.

Il falloit à la France une loi de liberté qui pût satisfaire les idées et les espérances du siècle; il falloit une transaction solennelle qui garantît les intérêts nouveaux: le roi a donné cette Charte, désormais inséparable de la monarchie légitime; plus elle sera puissante, plus la monarchie elle-même s'affermira. L'inviolabilité de la loi ajoute encore à celle du trône; et tel est l'avantage de la stabilité, que meme, appliquée à des institutions de liberté, elle est utile au pouvoir.

« PreviousContinue »