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LETTRE DU MÊME

A SAURIN,

AU SUJET DU MÊME MANUSCRIT.

J'ai écrit, mon cher Saurin, comme nous en étions convenus, au président, sur l'impression que vous avoit faite son manuscrit, ainsi qu'à moi. J'ai enveloppé mon jugement de tous les égards de l'intérêt et de l'amitié. Soyez tranquille; nos avis ne l'ont point blessé. Il aime dans ses amis la franchise qu'il met avec eux. Il souffre volontiers les discussions, y répond par des saillies, et change rarement d'opinion. Je n'ai pas cru, en lui exposant les nôtres, qu'elles modifieroient les siennes ; mais nous n'avons pas pu dire:

Cur ego amicum

Offendam in nugis? Hæ nugæ seria ducent

In mala derisum semel, exceptumque sinistre.

Quoi qu'il en coûte, il faut être sincère avec ses amis. Quand le jour de la vérité luit et détrompe l'amour propre, il ne faut pas qu'ils puissent nous reprocher d'avoir été moins sévères que le public.

Je vous envoie sa réponse, puisque vous ne pouvez pas me venir chercher à la campagne. Vous la trouverez telle que je l'avois prévue. Vous verrez qu'il avoit besoin d'un système pour rallier toutes ses idées, et que, ne voulant rien perdre de tout ce qu'il avoit pensé, écrit, ou imaginé, depuis sa jeunesse, selon les dispo

sitions particulières où il s'est trouvé, il a dû s'arrêter à celui qui contrarieroit le moins les opinions reçues. Avec le genre d'esprit de Montaigne, il a conservé ses préjugés d'homme de robe et de gentilhomme : c'est la source de toutes ses erreurs. Son beau génie l'avoit élevé dans sa jeunesse jusqu'aux lettres persanes. Plus âgé, il semble s'être repenti d'avoir donné à l'envie ce prétexte de nuire à son ambition. Il s'est plus occupé à justifier les idées reçues que du soin d'en établir de nouvelles et de plus utiles. Sa manière est éblouissante, C'est avec le plus grand art du génie qu'il a formé l'alliage des vérités et des préjugés. Beaucoup de nos philosophes pourront l'admirer comme un chef-d'œuvre. Ces matières sont neuves pour tous les esprits; et moins je lui vois de contradicteurs et de bons juges, plus je crains qu'il ne nous égare pour long-temps.

Mais que diable veut-il nous apprendre par son traité des fiefs? Est-ce une matière que devoit chercher à débrouiller un esprit sage et raisonnable? Quelle législation peut résulter de ce chaos barbare de lois que la force a établies, que l'ignorance a respectées, et qui s'opposeront toujours à un bon ordre de choses? Depuis la formation des empires, sans les conquérants qui ont tout détruit, où en serions-nous avec toutes ces bigarrures d'institutions? Nous aurions donc hérité de toutes les erreurs accumulées depuis l'origine du genre humain. Elles nous gouverneroient encore; et, devenues la propriété du plus fort ou du plus fripon, ce seroit un terrible remède que la conquête pour nous en débarrasser. C'est cependant l'unique moyen, si la voix des sages se mêle à l'intérêt des puissances, pour les ériger en propriétés légitimes. Et quelles propriétés que celles d'un petit nombre, nuisibles à tous, à ceux

mêmes qui les possèdent, et qu'elles corrompent par l'orgueil et la vanité? En effet, si l'homme n'est heureux que par des vertus et par des lumières qui en assurent le principe, quelles vertus et quels talents attendre d'un ordre d'hommes qui jouissent de tout et peuvent prétendre à tout dans la société par le seul privilège de leur naissance? Le travail de la société ne se fera que pour eux; toutes les places lucratives et honorables leur seront dévolues; le souverain ne gouvernera que par eux, et ne tirera des subsides de ses sujets que pour eux. N'est-ce pas là bouleverser toutes les idées du bon sens et de la justice? C'est cet ordre abominable qui fausse tant de bons esprits, et dénature parmi nous tous les principes de morale publique et particulière.

L'esprit de corps nous envahit de toutes parts. Sous le nom de corps, c'est un pouvoir qu'on érige aux dépens de la grande société. C'est par des usurpations héréditaires que nous sommes gouvernés. Sous le nom de François il n'existe que des corporations d'individus, et pas un citoyen qui mérite ce titre. Les philosophes eux-mêmes voudroient former des corporations; mais, s'ils flattent l'intérêt particulier aux dépens de l'intérêt commun, je le prédis, leur régne ne sera pas long. Les lumières qu'ils auront répandues éclaireront tôt ou tard les ténèbres dont ils envelopperont les préjugés; et notre ami Montesquieu, dépouillé de son titre de sage et de législateur, ne sera plus qu'homme de robe, gentilhomme, et bel-esprit. Voilà ce qui m'afflige pour lui et pour l'humanité, qu'il auroit pu mieux

servir.

LETTRE

DE Mme LA DUCHESSE D'AIGUILLON

A M. L'ABBÉ DE GUASCO.

Je n'ai pas eu le courage, M. l'Abbé, de vous apprendre la maladie, encore moins la mort de M. de Montesquieu. Ni le secours des médecins, ni la conduite de ses amis, n'ont pu sauver une tête si chère. Je juge de vos regrets par les miens. Quis desiderio sit pudor tam cari capitis? L'intérêt que le public a témoigné pendant sa maladie, le regret universel, ce que le roi en a dit (1) publiquement, que c'étoit un homme impossible à remplacer, sont des ornements à sa mémoire, mais ne consolent point ses amis. Je l'éprouve ; l'impression du spectacle, l'attendrissement, s'effaceront avec le temps; mais la privation d'un tel homme dans la société sera sentie à jamais par ceux qui en ont joui. Je ne l'ai pas quitté jusqu'au moment qu'il a perdu toute connoissance, dix-huit heures avant la mort; madame Dupré lui a rendu les mêmes soins; et le chevalier de Jaucour (2) ne l'a quitté qu'au

(1) Louis XV envoya, outre cela, chez lui un seigneur de la cour (le duc de Nivernois) pour avoir des nouvelles de son état. (2) Ce gentilhomme, fort ami de M. de Montesquieu, a fait une étude particulière de la médecine, et l'exerce simplement par goût et par amitié. C'est celui qui a fourni le plus d'articles à l'Encyclopédie..

dernier moment. Je vous suis, Monsieur l'Abbé, tou

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Je n'ai pu lire votre lettre de Florence, du 8 février, sans le plaisir le plus sensible et la plus tendre reconnoissance. Je connois depuis long-temps de réputation M. l'abbé marquis Niccolini et monseigneur Cerati. J'en ai cent fois entendu parler à mon père dans les termes les plus affectueux, et qui peignoient le mieux la sympathie qui étoit entre leurs ames et la sienne. J'accepte vos offres (1) et les leurs; elles sont trop honorables à la mémoire de mon père pour n'être pas reçues avec tout le respect et toute la tendresse possible. Quelques académiciens contribueront avec plaisir à la

(1) Cet ami lui avoit écrit que monseigneur Cérati et M. l'abbé Niccolini, quoiqu'ils ne fussent point membres de l'académie de Bordeaux, vouloient s'associer à l'offre qu'il avoit déjà faite luimême de contribuer à la dépense d'un buste en marbre de M. de Montesquieu, qu'il feroit exécuter en Italie par un des plus habiles sculpteurs, pour être placé dans la salle de ses assemblées, et cela pour faciliter l'effet de la délibération que l'académie avoit prise d'ériger un pareil monument, mais qui étoit arrêtée, faute de fonds dans la caisse de ladite académie.

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