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que vous lui connoissez, contre la futilité du soupçon de l'espionnage politique, et le ridicule de cette prétendue découverte; elle n'a pas manqué de relever que vous aviez vécu parmi nous pendant toute la guerre, sans avoir jamais donné lieu de vous soupçonner, et qu'il n'y a nulle occasion de le faire dans le temps que nous sommes en pleine paix avec les pays auxquels vous tenez. Une conjecture jetée en passant à l'occasion de votre voyage à Vienne, et de vos engagements en Flandre, Flandre, a pu aisément prendre corps en passant d'une bouche à l'autre; et la malignité en a sans doute profité. Ce qui m'a le plus scandalisé en tout cela, c'est la conduite de quelques uns de vos confrères. Mais, mon cher abbé, il y a de petits esprits et des ames viles partout, même parmi les gens de lettres, même dans les sociétés littéraires. Mais enfin vous ne devez votre place qu'à vos succès.

Au reste, puisque vous voilà en repos, profitez de votre loisir pour mettre vos dissertations en état de paroître, ainsi que votre Histoire de Clément V, que nous attendons toujours à Bordeaux avec empressement. Le plaisir de chanter au chœur ne doit pas vous faire perdre le goût des plaisirs littéraires.

Quelques mois d'absence feront tomber tous les bruits ridicules, et vous serez à Paris aussi bien que vous y étiez avant cette tracasserie de femmelette. Je vous somme de votre parole pour le voyage de la Brède après votre résidence; je calcule que ce sera pour le mois d'août. Votre départ me laisse un grand vide; et je sens combien vous me man

quez. N'oubliez pas mon trèfle, vos prairies, et vos mûriers de Gascogne. Je vous embrasse de tout

mon cœur.

De Paris, le... janvier 1755.

AU MÊME.

Vous fêtes hier de la dispute avec M. de Mairan (159) sur la Chine. Je crains d'y avoir mis trop de vivacité, et je serois au désespoir d'avoir fâché cet excellent homme. Si vous allez dîner aujourd'hui chez M. de Trudaine (160), vous l'y trouverez peut-être en ce cas je vous prie de sonder un peu s'il a mal pris ce que j'ai dit; et sur ce que vous me rendrez, j'agirai de façon avec lui qu'il soit convaincu du cas que je fais de son mérite et de son amitié.

De Paris, en 1755.

A HELVÉTIUS (161).

Mon cher, l'affaire s'est faite, et de la meilleure grace du monde. Je crains que vous n'ayez eu quelque peine là-dessus; et je ne voudrois donner aucune peine à mon cher Helvétius; mais je suis bien aise de vous remercier des marques de votre amitié. Je vous déclare de plus que je ne vous ferai plus de compliments; et au lieu de compliments qui cachent ordinairement les sentiments qui ne

sont pas, mes sentiments cacheront toujours mes compliments. Faites mes compliments, non compliments, à notre ami Saurin. J'ai usurpé sur lui, je ne sais comment, le titre d'ami, et me suis venu fourrer en tiers. Si vous autres me chassez, je reviendrai; tamen usque recurret. A l'égard de ce qu'on peut reprocher, il en est comme des vers de Crébillon : tout cela a été fait quinze ou vingt ans auparavant. Je suis admirateur sincère de Catilina, et je ne sais comment cette pièce m'inspire du respect. La lecture m'a tellement ravi, que j'ai été jusqu'au cinquième acte sans y trouver un seul défaut, ou du moins sans le sentir. Je crois bien qu'il y en a beaucoup, puisque le public y en trouve beaucoup; et de plus, je n'ai pas de grandes connoissances sur les choses du théâtre. De plus, il y a des cœurs qui sont faits pour certains genres de dramatique; le mien, en particulier, est fait pour celui de Crébillon et comme dans ma jeunesse je devins fou de Rhadamiste, j'irai aux Petites-Maisons pour Catilina. Jugez si j'ai eu du plaisir quand je vous ai entendu dire que vous trouviez le caractère de Catilina peut-être le plus beau qu'il y eût au théâtre. En un mot, je ne prétends point donner mon opinion pour les autres. Quand un sultan est dans son sérail, va-t-il choisir la plus belle? Non. Il dit: Je l'aime, je la prends. Voilà comme décide ce grand personnage. Mon cher Helvétius, je ne sais point si vous êtes autant au-dessus des autres que je le sens; mais je sens que vous êtes au-dessus des autres, et moi je suis au-dessus de vous pour l'amitié.

:

LETTRES ORIGINALES

DE MONTESQUIEU

AU CHEVALIER D'AYDIES*.

I.

Dites-moi, mon cher chevalier, si vous voulez aller mardi à Lisle-Belle, et si vous voulez que nous y allions ensemble; si cela est, je serai enchanté du sejour et du chemin.

Vous êtes adorable, mon cher chevalier; votre amitié est précieuse comme l'or; je vais m'arranger pour profiter de votre avis, et être à Paris avant le départ de cet homme qui distribue la lumière. Mais, mon Dieu, vous serez à Plombières, et je serai bien malheureux de jouer aux barres! Vous ne me mandez point la raison qui vous détermine; je m'imagine que c'est votre asthme, et j'espère que cela n'est que précaution, et que vous n'en êtes pas plus fati

(*) Je donne les huit lettres de Montesquieu au chevalier d'Aydies, telles qu'elles furent publiées, en 1797, par M. Pougens. On y lit cette note de l'éditeur:

« Ceux qui connoissent bien Montesquieu et son siècle n'ont pas « besoin qu'on leur fournisse aucunes preuves de l'authenticité de <«< ce manuscrit : elles seroient inutiles pour ceux qui sont étrangers

« à l'un ou à l'autre. »

gué qu'à l'ordinaire. Je ne compte pas trouver non plus madame de Mirepoix à Paris; on me dit qu'elle est sur son départ. Mon cher chevalier, je vous prie d'avoir de l'amitié pour moi; je vous la demande comme si je ne pouvois pas me vanter que vous me l'avez accordée; et quant à la mienne, il me semble que vous la donne à chaque instant. Je quitte ce pays-ci sans dégoût, mais aussi sans regret. Je vous prie de vous souvenir de moi, et d'agréer les sentiments du monde les plus respectueux et les plus tendres.

Bordeaux, ce 11 janvier 1749.

II.

Je suis bien charmé de la conversation que vous avez eue; je ne crains jamais rien là où vous êtes : M. de Fontenelle a toujours eu cette qualité bien excellente pour un homme tel que lui il loue les autres sans peine.....

Donc, si j'avois fait l'Esprit des Lois, j'aurois acquis l'estime de mon cher chevalier, il m'en aimeroit davantage; pourquoi donc ne pas faire l'Esprit des Lois? J'ai toute ma vie desiré de lui plaire, c'est pour cela que je lui ai donné une permission générale de faire les honneurs de mon imbécillité. Je vois que l'auteur de cet ouvrage doit prendre son parti, et consentir à perdre l'estime de M. Daube. Votre lettre, mon cher chevalier, est une lettre charmante; je croyois, en la lisant, vous entendre par

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