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plice. Je croyois que je n'aurois jamais à pleurer que vos malheurs, et que je serois toute ma vie << insensible sur les miens.... »

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Je ne pus lire cette lettre sans verser des larmes. Mon cœur fut saisi de tristesse; et au sentiment de pitié se joignit un cruel remords de faire le malheur de ce que j'aimois plus que ma vie.

Il me vint dans l'esprit d'engager Ardasire à venir à la cour: je ne restai sur cette idée qu'un mo

ment.

La cour de Margiane est presque la seule d'Asie où les femmes ne sont point séparées du commerce des hommes. Le roi étoit jeune : je pensai qu'il pouvoit tout, et je pensai qu'il pouvoit aimer. Ardasire auroit pu lui plaire, et cette idée étoit pour moi plus effrayante que mille morts.

Je n'avois d'autre parti à prendre que de retourner auprès d'elle. Vous serez étonné quand vous saurez ce qui m'arrêta.

J'attendois à tout moment des marques brillantes de la reconnoissance du roi. Je m'imaginai que, paroissant aux yeux d'Ardasire avec un nouvel éclat, je me justifierois plus aisément auprès d'elle. Je pensai qu'elle m'en aimeroit plus, et je goûtois d'avance le plaisir d'aller porter ma nouvelle fortune à ses pieds.

Je lui appris la raison qui me faisoit différer mon départ; et ce fut cela même qui la mit au désespoir.

Ma faveur auprès du roi avoit été si rapide qu'on

l'attribua au goût que la princesse, sœur du roi, avoit paru avoir pour moi. C'est une de ces choses que l'on croit toujours lorsqu'elles ont été dites une fois. Un esclave qu'Ardasire avoit mis auprès de moi lui écrivit ce qu'il avoit entendu dire. L'idée d'une rivale fut désolante pour elle. Ce fut bien pis lorsqu'elle apprit les actions que je venois de faire. Elle ne douta point que tant de gloire ne dût augmenter l'amour. Je ne suis point princesse, disoitelle dans son indignation; mais je sens bien qu'il n'y en a aucune sur la terre que je croie mériter que je lui cède un cœur qui doit être à moi; et, si je l'ai fait voir en Médie, je le ferai voir en Margiane.

Après mille pensées, elle se fixa, et prit cette résolution.

Elle se défit de la plupart de ses esclaves, en choisit de nouveaux, envoya meubler un palais dans le

pays des Sogdiens, se déguisa, prit avec elle des eunuques qui ne m'étoient pas connus, vint secrétement à la cour. Elle s'aboucha avec l'esclave qui lui étoit affidé, et prit avec lui des mesures pour m'enlever dès le lendemain. Je devois aller me baigner dans la rivière. L'esclave me mena dans un endroit du rivage où Ardasire m'attendoit. J'étois à peine déshabillé, qu'on me saisit; on jeta sur moi une robe de femme; on me fit entrer dans une litière fermée : on marcha jour et nuit. Nous eûmes bientôt quitté la Margiane, et nous arrivâmes dans le pays des Sogdiens. On m'enferma dans un vaste palais on me faisoit entendre que la princesse,

qu'on disoit avoir du goût pour moi, m'avoit fait enlever et conduire secrètement dans une terre de

son apanage.'

Ardasire ne vouloit point être connue, ni que je fusse connu : elle cherchoit à jouir de mon erreur. Tous ceux qui n'étoient pas du secret la prenoient pour la princesse. Mais un homme enfermé dans son palais auroit démenti son caractère. On me laissa donc mes habits de femme, et on crut que j'étois une fille nouvellement achetée et destinée à la servir.

J'étois dans ma dix-septième année. On disoit que j'avois toute la fraîcheur de la jeunesse, et on me louoit sur ma beauté, comme si j'eusse été une fille du palais.

Ardasire, qui savoit que la passion pour la gloire m'avoit déterminé à la quitter, songea à amollir mon courage par toutes sortes de moyens. Je fus mis entre les mains de deux eunuques. On passoit les journées à me parer; on composoit mon teint; on me baignoit; on versoit sur moi les essences les plus délicieuses. Je ne sortois jamais de la maison; on m'apprenoit à travailler moi-même à ma parure; et surtout on vouloit m'accoutumer à cette obéissance sous laquelle les femmes sont abattues dans les grands sérails d'Orient.

J'étois indigné de me voir traité ainsi. Il n'y a rien que je n'eusse osé pour rompre mes chaînes ; mais, me voyant sans armes, entouré de gens qui avoient toujours les yeux sur moi, je ne craignois pas d'entreprendre, mais de manquer mon entre

prise. J'espérois que dans la suite je serois moins soigneusement gardé, que je pourrois corrompre quelque esclave, et sortir de ce séjour, ou mourir.

Je l'avouerai même; une espèce de curiosité de voir le dénouement de tout ceci sembloit ralentir mes pensées. Dans la honte, la douleur, et la confusion, j'étois surpris de n'en avoir pas davantage. Mon ame formoit des projets; ils finissoient tous par un certain trouble; un charme secret, une force inconnue, me retenoient dans ce palais.

La feinte princesse étoit toujours voilée, et je n'entendois jamais sa voix. Elle passoit presque toute la journée à me regarder par une jalousie pratiquée à ma chambre. Quelquefois elle me faisoit venir à son appartement. Là, ses filles chantoient les airs les plus tendres: il me sembloit que tout exprimoit son amour. Je n'étois jamais assez près d'elle; elle n'étoit occupée que de moi; il y avoit toujours quelque chose à raccommoder à ma parure: elle défaisoit mes cheveux pour les arranger encore; elle n'étoit jamais contente de ce qu'elle avoit fait.

Un jour on vint me dire qu'elle me permettoit de venir la voir. Je la trouvai sur un sofa de pourpre: ses voiles la couvroient encore; sa tête étoit mollement penchée, et elle sembloit être dans une douce langueur. J'approchai, et une de ses femmes me parla ainsi : L'amour vous favorise ; c'est lui qui sous ce déguisement vous a fait venir ici. La princesse vous aime : tous les cœurs lui seroient soumis, et elle ne veut que le vôtre.

Comment, dis-je en soupirant, pourrois-je don

ner un cœur qui n'est pas à moi? Ma chère Ardasire en est la maîtresse; elle la sera toujours.

Je ne vis point qu'Ardasire marquât d'émotion à ces paroles; mais elle m'a dit depuis qu'elle n'a jamais senti une si grande joie.

Téméraire, me dit cette femme, la princesse doit être offensée comme les dieux lorsqu'on est assez malheureux pour ne pas les aimer.

Je lui rendrai, répondis-je, toutes sortes d'hommages; mon respect, ma reconnoissance, ne finiront jamais mais le destin, le cruel destin ne me permet point de l'aimer. Grande princesse, ajoutai-je en me jetant à ses genoux, je vous conjure par votre gloire d'oublier un homme qui, par un amour éternel pour une autre, ne sera jamais digne de

vous.

J'entendis qu'elle jeta un profond soupir: je crus m'apercevoir que son visage étoit couvert de larmes. Je me reprochois mon insensibilité; j'aurois voulu, ce que je ne trouvois pas possible, être fidéle à mon amour, et ne pas désespérer le sien.

On me ramena dans mon appartement ; et, quelques jours après, je reçus ce billet, écrit d'une main qui m'étoit inconnue.

« L'amour de la princesse est violent, mais il n'est pas tyrannique: elle ne se plaindra pas même de << vos refus, si vous lui faites voir qu'ils sont légiti«mes. Venez donc lui apprendre les raisons que « vous avez pour être si fidèle à cette Ardasire. »

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