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« vie; car les hommes ne résistent pas à la volonté << des dieux. "

Cette lettre m'encouragea; et, faisant réflexion que les hommes les plus heureux et les plus malheureux sont également environnés de la main divine, je résolus de me conduire, non pas par mes espérances, mais par mon courage, et de défendre jusqu'à la fin une vie sur laquelle il y avoit de si grandes promesses.

On me mena dans la carrière. Il y avoit autour de moi un peuple immense qui venoit être témoin de mon courage ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J'avois plié mon manteau autour de mon bras je lui présentai ce bras, il voulut le dévorer; je lui saisis la langue, la lui arrachai, et le jetai à mes pieds.

Alexandre aimoit naturellement les actions courageuses il admira ma résolution; et ce moment fut celui du retour de sa grande ame.

Il me fit appeler; et, me tendant la main : «< Ly« simaque, me dit-il, je te rends mon amitié, rends« moi la tienne. Ma colère n'a servi qu'à te faire faire « une action qui manque à la vie d'Alexandre. »

Je reçus les graces du roi ; j'adorai les décrets des dieux, et j'attendois leurs promesses sans les rechercher ni les fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étoient dans l'enfance; son frère Aridée n'en étoit jamais sorti; Olympias n'avoit que la hardiesse des ames foibles, et tout ce qui étoit cruauté étoit pour elle du courage; Roxane, Eurydice, Statyre, étoient

perdues dans la douleur. Tout le monde, dans le palais, savoit gémir, et personne ne savoit régner. Les capitaines d'Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône; mais l'ambition de chacun fut contenue par l'ambition de tous. Nous partageâmes l'empire; et chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues.

Le sort me fit roi d'Asie : et à présent que je puis tout, j'ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie m'annonce que j'ai fait quelque bonne action, et ses soupirs me disent que j'ai quelque mal à réparer. Je le trouve entre mon peuple

et moi.

Je suis le roi d'un peuple qui m'aime. Les pères de famille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs enfants; les enfants craignent de me perdre comme ils craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux, et je le suis.

AVERTISSEMENT

SUR LA PIÈCE SUIVANTE.

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D'Alembert, dans son Éloge de Montesquieu, dit * :

« Il nous destinoit un article sur le Goût, qui a été trouvé impar<«< fait dans ses papiers. Nous le donnerons en cet état au public, « et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénéque.

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Et, tome VII de l'Encyclopédie, à l'article Goût, on lit:

« Ce fragment a été trouvé imparfait dans ses papiers. L'auteur « n'a pas eu le temps d'y mettre la dernière main; mais les premières pensées des grands maîtres méritent d'être conservées à « la postérité, comme les esquisses des grands peintres.

Je pense qu'il me siéroit mal de me montrer moins scrupuleux que les rédacteurs de l'Encyclopédie, et qu'il est de mon devoir de rapporter fidèlement cette pièce, sans avoir égard aux corrections qu'on y a faites dans presque toutes les éditions des œuvres de Montesquieu.

Ce morceau finit, dans l'Encyclopédie, par ces mots : La frayeur cesse auprès de celui qui a de l'avantage.

Les quatre derniers chapitres, à partir de celui qui est intitulé, DES RÈGLES (page 135), ne se trouvent que dans les éditions modernes. Je les donne tels que je les ai trouvés, sans en garantir l'authenticité.

(*) Voyez tome VIII, page 101, de cette édition.

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ESSAI

SUR LE GOUT
GOUT

DANS LES CHOSES

DE LA NATURE ET DE L'ART.

Dans notre manière d'être actuelle, notre ame goûte trois sortes de plaisirs : il y en a qu'elle tire du fond de son existence même; d'autres qui résultent de son union avec le corps; d'autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes, lui ont fait prendre.

Ce sont ces différents plaisirs de notre ame qui forment les objets du goût, comme le beau, le bon, l'agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appelons belle.

Les anciens n'avoient pas bien démêlé ceci ; ils regardoient comme des qualités positives toutes les

qualités relatives de notre ame; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables, parcequ'ils sont fondés sur une philosophie fausse car tous ces raisonnements tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l'humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien.

Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc., sont donc dans nous-mêmes; et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre

ame.

Examinons donc notre ame, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs; c'est là où elle se manifeste davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art peuvent lui donner du plaisir : voyons pourquoi, comment, et quand ils le lui donnent; rendons raison de nos sentiments: cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n'est autre chose que l'avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes.

DES PLAISIRS DE NOTRE AME.

L'ame, indépendamment des plaisirs qui lui viennent des sens, en a qu'elle auroit indépendamment d'eux, et qui lui sont propres : tels sont ceux

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