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ni aucune importance à choisir les meilleures leçons qui eussent rétabli les vers provençaux dans leur pureté primitive.

Comment ce détail eût-il occupé un éditeur, un imprimeur, qui, vraisemblablement, ignorait la langue des troubadours, à une époque où leur ancienne renommée était beaucoup déchue, et où rien ne permettait d'espérer qu'elle serait réhabilitée?

Les éditeurs postérieurs ont soigneusement reproduit les leçons que les premières éditions avaient accréditées, et la publication de quelques variantes n'a pas réussi à rendre le texte plus pur et plus clair: la raison en est simple; on ne connaissait plus les règles de la langue des troubadours; on ne présumait même pas que ces règles eussent existé...

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Pour rétablir le texte des vers provençaux tel qu'il me paraît que Dante les a composés, j'ai pris le soin d'en recueillir les variantes dans les divers manuscrits de la DIVINA COMMEDIA ; plusieurs de ces manuscrits avaient conservé partiellement les lecons originales; il suffisait de les reconnaître, d'en faire le choix et le rapprochement; ce moyen, aussi simple que certain, m'a permis de reproduire le texte primitif, sans y meler aucune correction conjecturale, et en invoquant seulement l'autorité irrécusable des manuscrits.

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Avant de rapporter l'ancien texte diversement altéré dans les manuscrits et dans les imprimés de la DIVINA COMMEDIA, me paraît convenable de faire connaître le troubadour Arnaud Daniel, auquel Dante a rendu un hommage aussi solennel.

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«O frère, est-il dit au 26 chant du Purgatoire, celui que « mon doigt te désigne (et alors il indiqua un esprit qui était <«< devant lui) fut le meilleur auteur dans son idiome maternel. « Il surpassa tous ses rivaux par ses vers d'amour et par ses « proses de romans: laisse dire les sots; ils prétendent que le << poète du Limousin lui est préférable; c'est qu'ils considèrent plus la renommée que la vérité, et ils acceptent ainsi des opinions, au lieu de consulter l'art et la raison.

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« Je m'avançai un peu vers l'esprit désigné; je lui dis que je

désirais connaître son nom, et aussitôt il me répondit...

« Votre demande polie me plaît tant, que je ne puis nį ne yeux me cacher à vous. Je suis Arnaud, qui pleure et vais <«< chantant; je vois avec chagrin ma folie passée, mais je vois

« avec transport le bonheur que j'espère à l'avenir. Maintenant « je vous supplie, par cette vertu qui vous guide au sommet

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sans éprouver le tourment du froid ni celui du chaud, qu'il « vous souvienne de soulager ma douleur (1). »

On a yu que Dante donne la préférence à Arnaud Daniel sur le poète limousin: ce poète était Giraud de Borneil, dont il reste environ quatre-vingt-dix pièces.

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« Giraud de Borneil, dit le biographe des troubadours 3 naquit en Limousin au pays d'Exideuil, dans un riche châ<< teau du vicomte de Limoges; il était d'une condition peu élevée, mais savant homme de lettres; il eut naturellement beaucoup de sens, et fut meilleur troubadour qu'aucun de • ceux qui avaient existé avant lui ou qui existèrent après. « C'est pourquoi il fut appelé MAÎTRE DES TROUBADOURS, etc. »

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Ce qui ajoutait à la réputation de Girand de Borneil, c'est qu'il passait pour le premier troubadour qui eût fait des chans

sons.

Dante ose combattre cette opinion générale, pour accorder la préférence à Arnaud Daniel.

Dans le sirvente que Pierre d'Auvergne composa pour critiquer divers troubadours, le passage suivant est dirigé contre Giraud de Borneil.

« Le second est Giraud de Borneil ; on dirait un linge séché « au soleil, avec son chant maigre et dolent qui est un chant de « vieille porteuse d'eau; s'il se regardait au miroir, il ne se « priserait pas un fruit d'églantier. Le troisième est Bernard « de Ventadour, qui est un cran en-dessous de Giraud de Bor¬ neil e

Ainsi la satire de Pierre d'Auvergne n'attaque que la persoņue de Giraud de Borneil, et, à mon avis, ce n'est pas un éloge médiocre que de placer Bernard de Ventadour après lui.

Le moine de Montaudon lança à son tour un sirvente qui devint le pendant de celui de Pierre d'Auvergne ; lé moine satirique reprocha à Arnaud Daniel son genre de composition.

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Cette opinion du moine de Montaudon me conduit naturellement à parler des compositions d'Arnaud Daniel, Dante l'a loué sans restriction dans les vers déjà cités, et Pétrarque, dans son Triomphe d'amour, a dit : « Le premier entre tous, Arnaud (1) Je traduis d'après le texte rétabli, pag. 158 cisaprès.

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« Daniel, grand maître d'amour, qui fait encore honneur à son « pays par ses poésies neuves et belles. »

Il est permis de croire que des compositions considérables d'Arnaud Daniel ont été perdues, puisqu'il s'en faut beaucoup que, d'après les vers qui nous restent de lui, on pût lui confirmer le titre de grand maître d'amour; mais cette qualification lui avait été méritée sans doute par d'autres ouvrages, tels que son roman de Lancelot du Lac, traduit en allemand vers la fin du XIIIe siècle, et celui dont Pulci parle en ces termes : Dopo costui venne il famoso Arnaldo,

Che molto diligentemente ha scritto,
E investigò le opre di Rinaldo,

De le gran cose che fece in Egitto, etc.

(Morgante Maggiore, cant. 27, ott. 80.)

Le biographe d'Arnaud Daniel avait dit de ce poète : « Ar<< naud Daniel fut du même pays qu'Arnaud de Mareuil, de l'é« vêché de Périgord, et d'un château appelé Ribeyrac ; il était gentilhomme. Il apprit parfaitement les lettres; et se passion<< nant pour l'art des troubadours, il abandonna les lettres et se «< fit jongleur : il inventa une manière de trouver en rimes dif<< ficiles; c'est pourquoi ses chansons ne sont pas aisées à enten« dre ni à apprendre. »

Les vers que Dante a prêtés à Arnaud Daniel sont beaucoup plus faciles, soit pour la diction, soit pour les rimes, que les pièces qui nous restent de ce troubadour. ›

Parmi les textes imprimés de la DIVINA COMMEDIA que je pourrais indiquer, afin d'y appliquer les corrections fournies par divers manuscrits, je choisis l'édition que, dans le siècle dernier, le P. Pompée Venturi publia avec commentaire, d'après celle que les académiciens de la Crusca avait donnée en 1590. Dans son commentaire, il s'exprima singulièrement sur ces vers, qu'il traduisit en note: « Arnaud Daniel, dit-il, lui répond en langue franque (Gianizzera), partie provençale et « partie catalane, associant ensemble le méchant français avec << le plus mauvais espagnol, peut-être pour montrer qu'Arnaud « parlait bien l'une et l'autre langue. »

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M. Biagioli, dans son commentaire sur la DIVINA COMMEDIA, attaque vivement ces expressions du P. Venturi, et propose quelques corrections du texte, fournies par une personne très

habile dans la langue des troubadours; ces corrections, sans faire trop de violence au texte, fournissaient un sens assez naturel.

J'avais moi-même donné à un autre éditeur de Dante, mes corrections conjecturales, pour ramener le texte à une intelligence facile.

Mais toutes ces tentatives n'étant fondées sur l'autorité d'aucun manuscrit, avaient besoin d'être justifiées par la confrontation de ces vrais témoins, de ces uniques garans du texte primitif : c'était donc à travers les nombreuses variantes des divers manuscrits que l'on pouvait suivre les traces de ce texte, et remonter à la véritable leçon de l'illustre poète.

En 1823, parut à Udine une nouvelle édition qui, importante à plusieurs égards, l'est devenue surtout pour aider au réta

blissement de ce

ces vers provençaux..

Le texte entier de la DIVINA COMMEDIA, accompagné de notes, est heureusement corrigé et rétabli d'après un grand nombre de manuscrits dont la liste se trouve en tête du premier volume, et notamment d'après un manuscrit de la bibliothèque du commandeur Bartolini; circonstance qui a fait distinguer cette édition par le titre de BARTOLINIANĂ.

Les vers provençaux y offrent quelques corrections remarquables; l'éditeur me fit l'honneur d'exprimer ses regrets sur ce que la distance des lieux ne lui avait pas permis de conférer avec moi, pour assurer la vraie leçon primitive.

Excité par les vœux de l'éditeur, et favorisé de ses propres investigations, je résolus d'exécuter le projet que j'avais formé depuis long-temps, de vérifier dans les manuscrits de Dante, toutes les variantes qu'ils pouvaient fournir, de les choisir d'après les règles grammaticales et les notions lexicographiques de la langue des troubadours, afin de retrouver par ce moyen le texte primitif.

Les nombreux manuscrits de la bibliothèque du Roi, trois manuscrits de la bibliothèque de l'Arsenal, auraient presque suffi au succès de l'opération, qui devint assuré par la communication que j'eus des variantes des manuscrits de Florence et de Rome.

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C'est ainsi que, sans aucun secours conjectural, sans aucun déplacement ni changement de mots, je suis parvenu, par le

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tourmens causés par le froid et par le chaud, quand il dit que la vertu de ces étrangers les guidera au sommet sans froid et sans chaud, c'est-à-dire sans éprouver l'action du froid et du chaud qui tourmentent dans le purgatoire? On a vu que CALINA signifie chaleur.

Cant l'ivers se declina

E torna la CALINA. (GUILLAUME de Tudela.) Quand l'hiver s'éloigne.... .... et la chaleur rétourne.

ACALINAR signifia échauffer.

Entro que sia ben tempratz

Ni trop freit ni trop acalinatz. .

( Deudes de PRADES : Auz, cass.)

Jusqu'à ce qu'il soit bien tempéré, ni trop froid ni trop échauffé. J'ajouterai en faveur de cette variante CALINA, que le mot n'existant pas dans la langue italienne, il ne serait guère croya ble que les copistes l'eussent placé dans divers manuscrits, s'il n'avait été employé primitivement dans le texte de Dante, au lieu que le mot SCALINA existant dans la langue italienne, ces copistes ont été facilement induits en ́ erreur jusqu'à défigurer ce texte par l'insertion de ce mot SCALINA.

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ATEMPRAR, ATREMPAR, formés de TEMPRAR TREMPAR, signifient tempérer, adoucir, soulager.

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Mas la freidor de la lhuna et de l'aire ATREMPA cela calor.

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(LIV. DE SYDRAC, fol. 56. ) Mais la froidure de la lune et de l'air tempère cette chaleur. Et non ATEMPRAR las escripturas ab ton sen.

(SCINTILLARIA, fol. 82. )

Et ne pas modifier les écritures avec ton opinion. Observations sur la mesure des vers. Après ces observations philologiques, j'ajouterai que l'on aura reconnu que la mesure des vers des troubadours est souvent de dix pieds. Les Italiens ont imité ces vers décasyllabes, et Dante s'en est servi dans sa DIVINA COMMEDIA, de même que dans les vers provençaux de la réponse d'Arnaud Daniel. Si les vers de Dante et d'autres poètes italiens paraissent offrir onze pieds, c'est que l'on est dans l'usage de compter pour un pied la voyelle qui termine chaqué vers, et dont le son, étant muet, ne devrait pas plus compter dans la mesure que ne comptent les & muets français qui terminent nos vers. Les troubadours eux-mêmes avaient établi et observé la

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