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un temps précieux à les combattre les uns après les autres; il se contenta de faire un exemple sur celui qui s'étoit le plus signalé par ses excès.

C'étoit l'auteur d'une feuille anonyme et périodi que, qui croit avoir succédé à Pascal parcequ'il a succédé à ses opinions; panégyriste d'ouvrages que personne ne lit, et apologiste de miracles que l'autorité séculiere a fait cesser dès qu'elle l'a voulu ; qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles, et s'est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu'il avoit le plus d'intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable athlete surent dignes des vues qui l'inspirerent : il accusa M. de Montesquieu de spinosisme et de déisme ( deux imputations incompatibles); d'avoir suivi le système de Pope *(dont il n'y avoit pas un mot dans l'ouvrage ); d'avoir cité Plutarque, qui n'est pas un auteur chrétien; de n'avoir point parlé du péché originel et de la grace. Il prétendit enfin que l'Esprit des lois étoit une production de la constitution Unigenitus; idée qu'on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent juger, par cette accusation, de toutes les

autres.

Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager il vouloit perdre un sage par l'endroit le plus sensible à tout citoyen; il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres. La Défense de l'Esprit des lois parut. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de plai

sauterie qui y regnent, doit être regardé comme un modele en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d'imputations atroces, pouvoit le rendre odieux sans peine : il fit mieux, il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agresseur d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnoissance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c'est que l'auteur s'y est peint lui-même sans y penser; ceux qui l'ont connu croient l'entendre; et la postérité s'assurera, en lisant sa Défense, que sa conversation n'étoit pas inférieure à ses écrits; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.

Une autre circonstance lui assure pleinement l'avantage dans cette dispute. Le critique, qui, pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusoit hautement le clergé de France, et sur-tout la faculté de théologie, d'indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivoient pas authentiquement un si pernicieux ouvrage. La faculté étoit en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu: mais il s'agissoit de la religion; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner l'Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et, sût-il échappé à M. de Montesquieu ́quelques inadvertances légeres, presque inévitables dans une carriere si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auroient demandée de la part du corps le plus éclairé de l'église prouveroit au moins combien elles seroient excusables. Mais ce corps

plein de prudence ne précipitera rien dans une si importante matiere. Il connoît les bornes de la raison et de la foi : il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises conséquences auxquelles une proposition peut donner lien par des interprétations odieuses ne rendent point blåmuable la proposition en elle-même; que d'ailleurs nous vivons dans un siecle malheureux où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples en répandant mal-àpropos sur des génies du premier ordre le soupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli, par tout ce que l'église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissoit s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux? Pendant que les insectes le tourmentoient dans son propre pays, l'Angleterre élevoit un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célebre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son ame, avoit ardemment desire de donner un nouveau lustre à son pinceau en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Esprit des lois; il ne vouloit que la satisfaction de le peindre; et il méritoit, comme Apelle, que cet honneur lui fût réservé: mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de la Tour que

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celui-ci en étoit plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M.Dassier essuya d'abord les difficultés semblables. Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma proposition qu'à l'accepter? » Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.

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L'auteur de l'Esprit des lois jonissoit enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençoit à s'altérer depuis long-temps par l'effet lent et presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu'on avoit cherché à lui susciter sur son ouvrage, enfin par le genre de vie qu'on le forçoit de mener à Paris, et qu'il sentoit lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchoit sa société étoit trop vif pour n'être pas quelquefois indiscret; on vouloit sans s'en appercevoir jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger où il étoit se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations. et de l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissoit point de personnes de tout rang qui venoient s'informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa majesté, pénétrée de la perte que son royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles témoignage de bonté et de justice qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une fa.

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mille à qui il étoit cher, et qui n'a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis et d'un plus grand nombre de spectateurs, il conserva jusqu'au dernier moment la paix et l'égalité de son ame. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance en l'Etre éternel auquel il alloit se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d'un homme de bien qui n'avoit jamais consacré ses talents qu'à l'avantage de la vertu et de l'humanité. La France et l'Europe le perdirent le 10 février 1755, à l'âge de soixante-six ans révolus.

Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet évènement comme une calamité. On pourroit appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d'un illustre Romain, que personne, en apprenant sa mort, n'en témoigna de joie, que personne même ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les étrangers s'empresserent de faire éclater leurs regrets; et mylord Chesterfield, qu'il suffit de nommer, fit imprimer dans un des papiers publics de Londres un article en son honneur, article digne de l'un et de l'autre : c'est le portrait d'Anaxagore tracé par Périclès (1).

(1) Voici cet éloge en anglais, tel qu'on le lit dans la gazeite appelée Evening-posi, ou Poste du soir :

On the roth of this month, died at Paris, universally and sincerely regretted, Charles Secondat, baron of Montesquieu, and président à mortier of the parliament of Bordeaux. His virtues did honour to human nature, his writings to justice. A friend to mankind, he asserted heir undoubted and inalienable rights, with freedom, even in his own country, whose prejudices in matters of religion and government he had long lamented, and

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