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celui-ci en étoit plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M.Dassier essuya d'abord · les difficultés semblables. Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma proposition qu'à l'accepter? » Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.

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L'auteur de l'Esprit des lois jouissoit enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençoit à s'altérer depuis long-temps par l'effet lent et presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu'on avoit cherché à lui susciter sur son ouvrage, enfin par le genre de vie qu'on le forçoit de mener à Paris, et qu`il sentoit lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchoit sa société étoit trop vif n'être pas quelquefois indiscret; on vouloit sans s'en appercevoir jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger où il étoit se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations. et de l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissoit point de personnes de tout rang qui venoient s'informer de son état, les unes par an intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa majesté, pénétrée de la perte que son royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles témoignage de bonté et de justice qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une fa

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plein de prudence ne précipitera rien dans une si importante matiere. Il connoît les bornes de la raison et de la foi : il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises couséquences auxquelles une proposition peut donner lien par des interprétations odieuses ne rendent point blâmable la proposition en elle-même; que d'ailleurs nous vivons dans un siecle malheureux où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples en répandant mal-àpropos sur des génies du premier ordre le soupçon d'incrédulité; ; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli, par tout ce que l'église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissoit s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux?

Pendant que les insectes le tourmentoient dans son propre pays, l'Angleterre élevoit un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célebre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son ame, avoit ardemment desiré de donner un nouveau lustre à son pinceau en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Esprit des lois; il ne vouloit que la satisfaction de le peindre; et il méritoit, comme Apelle, que cet honneur lui fût réservé: mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de la Tour que

celui-ci en étoit plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M.Dassier essuya d'abord les difficultés semblables. Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma pro▪ position qu'à l'accepter? » Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.

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L'auteur de l'Esprit des lois jouissoit enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençoit à s'altérer depuis long-temps par l'effet lent et presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu'on avoit cherché à lui susciter sur son ouvrage, enfin par le genre de vie qu'on le forçoit de mener à Paris, et qu'il sentoit lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchoit sa société étoit trop vif pour n'être pas quelquefois indiscret; on vouloit sans s'en appercevoir jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger où il étoit se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations. et de l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissoit point de personnes de tout rang qui venoient s'informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa majesté, pénétrée de la perte que son royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles : témoignage de bonté et de justice qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une fa·

pour le bien du peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge; la profondeur de l'objet étoit une suite de son importance mème. Cependant les traits qui étoient répandus dans l'ouvrage, et qui auroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du sujet, persuaderent à trop de personnes qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréabie, et on ne trouvoit qu'un livre utile, dont on ne pouvoit d'ailleurs sans quelque attention saisir l'ensemble et les détails. On traita légèrement l'Esprit des lois; le titre même fut un sujet de plaisanterie (1); enfin l'un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d'abord par elie avec assez d'indifférence. Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire : bientôt ils ramenerent la multitude toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit penser et dire; et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répéterent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie ( car elles en ont de ces deux especes) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli où elles sont déja plongées. Si leurs auteurs n'avoient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croiroit que l'Esprit

(1) M. de Vontesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre, de l'Esprit sur les lois.

des lois a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.

M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talents, qui, soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public, qui aime la satyre et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre, et, plus odieux par le mal qu'ils veulent faire que redoutables par celui qu'ils font, ne réuss ́ "sent pas même dans un genre d'écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. It mettoit les ouvrages de cette espéce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effet, que des lecteurs oisifs parcourent sans y ajonter foi, et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner s'en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irréligion qu'on l'accusa d'avoir semés dans l'Esprit des lois. En méprisant de pareils reproches il auroit cru les mériter, et l'importance de l'objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes, également dépourvus de zele, et également empressés d'en faire paroître, effrayés de la lumiere que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagême aussi puéril que pusillanime, s'étoient écrit à euxmêmes; les autres, après l'avoir déchiré sous le masque de l'anonyme, s'étoient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre

ESPR. DES LOIS. I

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