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par sa nature. Les autres gouvernements périssent, parceque des accidents particuliers en violent le principe: celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles n'empêchent point son principe de se corrompre, Il ne se maintient donc que quand des circonstances tirées du climat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre et à souffrir quelque regle. Ces choses forcent sa nature sans la changer; sa férocité reste, elle est pour quelque temps apprivoisée.

CHAPITRE XI.

Effets naturels de la bonté et de la corruption des principes.

LORSQUE les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l'état; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes : la force du principe entraîne tout.

Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employoient un moyen bien singulier; c'étoit celui de l'insurrection. Une partie des citoyens se soulevoit (1), mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en conséquence de la loi.

(1) Aristote, Polit. 1. II, ch. X.

Une institution pareille, qui établissoit la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, sembloit devoir renverser quelque république que ce fût: elle ne détruisit pas celle de Crete. Voici pourquoi (1).

Lorsque les anciens vouloient parler d'un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les Crétois. La patrie, disoit Platon (2), nom si tendre aux Crétois. Ils l'appeloient d'un nom qui exprime l'amour d'une mere pour ses enfants (3). Or, l'amour de la patrie corrige tout.

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvénients qui en résultent font bien voir que le seul peuple de Crete étoit en état d'employer avec succès un pareil remede.

Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. « Ce furent «<les Lacédémoniens et les Crétois, dit Pla<< ton (4), qui ouvrirent ces académies fameu<< ses qui leur firent tenir dans le monde un « rang si distingué. La pudeur s'alarma d'abord, mais elle céda à l'utilité publique. » Du

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(1) On se réunissoit toujours d'abord contre les ennemis du dehors; ce qui s'appeloit syncrétisme. Plutarque, Moral. p. 88.—(2) République, I. IX. --(3) Plut., Moral., au traité, Si l'homme d'âge doit se meler des affaires publiques.-(4) Répub.

liv. V..

temps de Platon ces institutions étoient admirables (1); elles se rapportoient à un grand objet, qui étoit l'art militaire. Mais, lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles détruisirent l'art militaire même: on ne descendit plus sur l'arene pour se former, mais pour se corrompre (2).

Plutarque nous dit (3) que, de son temps, les Romains pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de la servitude où étoient tombés les Grecs. C'étoit au contraire la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque (4), les parcs où l'on combattoit à nu, et les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens lâches, les portoient à un amour infâme, et n'en faisoient que des baladins. Mais, du temps d'Epaminondas,

(1) La gymnastique se divisoit en deux parties, la danse et la lutte. On voyoit en Crete les danses armées des Curetes; à Lacédémone, celles de Castor et de Pollux; à Athenes, les danses armées de Pallas, très propres pour ceux qui ne sont pas encore en âge d'aller à la guerre. La lutte est l'image de la guerre, dit Platon, des Lois, 1. VII. Il loue l'antiquité de n'avoir établi que deux danses, la pacifique et la pyrrhique. Voyez comment cette derniere danse s'appliquoit à l'art militaire. Platon, ibid. Aut libidinosæ

−(2)

Ledæas lacedæmonis palestras.

Martial, 1. IV, epig. 55. (3) OEuvres morales, au traité Des demandes des choses romaines.—(4) Plutarque, ibid...

l'exercice de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres (1).

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'état n'a point perdu ses principes; et, comme disoit Epicure en parlant des richesses, ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est le vase.

N

CHAPITRE XII.

Continuation du même sujet.

On prenoit à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs. Les Gracques transporterent cette prérogative aux chevaliers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers; Sylla aux sénateurs seuls; Cotta aux sénateurs, aux chevaliers, et aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers, et de centurions.

Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent qu'en ôtant la corruption et en rappelant les principes: toute autre correction est ou inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugements purent être sans abus entre les mains des sénateurs; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l'épargne, à deux de ces corps,

(1) Plutarque, Moral., propos de table, 1. II.

à

tous les trois ensemble, à quelque autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. Les chevaliers n'avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les chevaliers, et ceux-ci aussi peu que les centurions.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non: l'on vit ce peuple, qui rendoit les magistratures communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parcequ'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parcequ'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagement; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence.

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CHAPITRE XIII.

Effet du serment chez un peuple vertueux.

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live (1), où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus long-temps honorées,

Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien

(1). Liv. I.

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