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CHAPITRE XIX.

Nouvelles conséquences des principes des trois

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gouvernements.

E ne puis me résoudre à finir ce livre sans faire encore quelques applications de mes trois principes.

PREMIERE QUESTION. Les lois doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoignages de vertu, des dépôts que la patrie confie à un citoyen qui ne doit vivre, agir et penser, que pour elle s'il ne peut donc pas les refuser (1). Dans le second, les magistratures sont des témoignages d'honneur: or telle est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plait à n'en accepter aucun que quand il veut, et de la maniere qu'il veut.

Le feu roi de Sardaigne (2) punissoit ceux qui refusoient les dignités et les emplois de son état: il suivoit, sans le savoir, des idées républicaines. Sa maniere de gouverner d'ailleurs prouve assez que ce n'étoit pas là son intention.

(1) Platon, dans sa République, 1. VIII, met ces refus au nombre des marques de la corruption de la république. Dans ses lois, liv. VI, il veut qu'on les punisse par une amende. A Venise on les punit par l'exil.-(2) Victor Amédée.

SECONDE QUESTION. Est-ce une bonne maxime qu'un citoyen puisse être obligé d'accepter dans l'armée une place inférieure à celle qu'il a occupée? On voyoit souvent, chez les Romains, le capitaine servir l'année d'après sous son lieutenant (1). C'est que, dans les républiques, la vertu demande qu'on fasse à l'état un sacrifice continuel de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monarchies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il appelle se dégrader.

Dans les gouvernements despotiques, où l'on abuse également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un prince.

TROISIEME QUESTION. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la république, et les séparer dans la monarchie. Dans les républiques il seroit bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier distingué de celui qui a les fonctions civiles; et dans les monarchies il n'y auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.

On ne prend les armes dans la république qu'en qualité de défenseur des lois et de la pa

(1) Quelques centurions ayant appelé au peuple pour demander l'emploi qu'ils avoient eu: « Il est juste, mes compagnons, dit un centurion, que « vous regardiez comme honorables tous les postes où vous défendrez la république. » Tite-Live, liv. XLII.

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trie; c'est parceque l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y avoit deux états distingués,on feroit sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils : il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple, et la force pour en abuser (1).

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un état particulier de gens de guerre; et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et que l'on ne l'oublie jamais.

Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire; elle fut une suite du changement de la constitution de Rome: elle étoit de la nature du gouvernement monarchique; et ce qui ne que commencé sous Auguste (2), les em

fut

(1) Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militiâ vetuit Gallienus; etiam adire exercitum. Aurelius Victor,de Cæsaribus.—(2) Anguste ôta aux sénateurs, proconsuls, et gouverneurs, le droit de porter les armes. Dion, liv. XXXIII.

pereurs suivants (1) furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valence à l'empire, n'y entendoit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul (2), il rendit à cette magistrature le commandement des armées, qu'elle avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulieres. Un homme qui aspire à la souveraineté cherche moins ce qui est utile à l'état que ce qui l'est à sa cause.

QUATRIEME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les états despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les états monarchiques, parcequ'elle fait faire comme un métier de famille ce qu'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'état plus permanents. Suidas (3) dit très bien qu'Anastase avoit fait de l'empire une espece d'aristocratie en vendant toutes les magistratures.

Platon (4) ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, comme si, dans un navire, on

(1) Constantin. Voyez Zozime, liv. II.—(2) Ammian. Marcellin., lib. XXVI, More veterum, et civilia, et bella recturo.-(3) Fragments tirés des ambassades de Constantin Porphyrogénete.—(4)République, liv. VIII.

« faisoit quelqu'un pilote ou matelot pour son « argent. Seroit-il possible que la regle fût mau« vaise dans quelque autre emploi que ce fût « de la vie, et bonne seulement pour conduire « une république? » Mais Platon parle d'une république fondée sur la vertu, et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie, où, quand les charges ne se vendroient pas par un réglement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendroient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. Enfin, la maniere de s'avancer par les richesses inspire et entretient. l'industrie (1); chose dont cette espece de vernement a grand besoin.

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CINQUIEME QUESTION. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs? Il en faut dans une république, où le principe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les élude; ce qui ne les détruit pas, mais les affoiblit. Tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet aréopagite qui avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s'étoit réfugié dans son

(1) Paresse de l'Espagne; on y donne tous les emplois.

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