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tance dans cette occasion, M. de Montesquieu lui demanda pourquoi on n'avoit pas essayé de vaincre cette résistance par un moyen presque toujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des actions des hommes, en un mot par l'argent. « Ce ne « sont pas, répondit Law, des génies aussi ardents « et aussi généreux que mes compatriotes; mais ils a sont beaucoup plus incorruptibles. » Nous ajouterons, sans aucun préjugé de vanité nationale, qu'un corps libre pour quelques instants doit mieux résister à la corruption que celui qui l'est toujours ; le premier, en vendant sa liberté, la perd; le second ne fait pour ainsi dire que la prêter, et l'exerce même en l'engageant. Ainsi les circonstances et la nature du gouvernement font les vices et les vertus des nations.

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Un autre personnage, non moins fameux, que M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme, si connu par ses aventures, qui n'étoient pas encore à leur terme, et flatté de converser avec un juge digne de l'entendre, lui faisoit avec plaisir le détail singulier de sa vie, le récit des actions militaires où il s'étoit trouvé, le portrait des généraux et des ministres qu'il avoit connus. M. de Montesquieu se rappeloit souvent ces conversations, et en racontoit différents traits à ses amis.

Il alla de Venise à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l'est encore à certains égards, il s'appliqua sur-tout à examiner ce qui la distingue aujourd'hui le plus ; les ouvrages des Raphaël, des Titien, et des Michel-Ange. Il n'avoit point fait une

ESPR. DES LOIS. J.

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étude particuliere des beaux arts; mais l'expression dont brillent les chefs-d'œuvre en ce genre saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnoît quand elle est imitée, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux à qui l'original est familier. Malheur aux pro- ^ ductions de l'art dont toute la beauté n'est que pour » les artistes!

Après avoir parconru l'Italie, M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin. Et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnoit pas encore. Il s'arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que pent l'industrie humaine animée par l'amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre, où il dem meura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut à regretter que de n'avoir pas fait plutôt ce voyage. Locke et Newton étoient morts. Mais il eut souvent l'honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célebre reine d'Angleterre, qui cultivoit la philosophie sur le trône, et qui goûta, comme elle le devoit, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par nation, qui n'avoit pas besoin sur cela de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gou vernement, et parvint à le bien connoître. Nous parlons ici d'après les témoignages publics que lui, en, ont rendus les Anglais eux-mêmes, si ialoux de

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abs avantages, et si peu disposés à reconnoître en nous aucune supériorité.

Comme il n'avoit rien examiné ni avec la prévention d'un enthousiaste ni avec l'austérité d'un cynique, il n'avoit remporté de ses voyages, ni un dédain outrageant pour les étrangers, ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. H résultoit de ses observatious que l'Allemague étoit faite pour y voyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre.

De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquien se retira pendant deux ans à sa térre de la Brede. 11 y jouit en paix de cette solitude que le spectacle et le tumulte du monde servent à rendre plus agréable: il vécut avec lui-même, après en être sorti si longtemps; et, ee qui nous intéresse le plus, il mit la derniere main à son ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parut en 1734.

Les empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir, et s'éteindre. Mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées que la nuit des temps nous dérobe, et que le mystere ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus sur ce point à l'histoire moderne que l'histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins à cet égard quelque exception: elle présente une politique raisonnée, un système suivi d'agrandissement qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de la grandeur romaiue se trouvent donc dans l'his

toire; et c'est au philosophe à les y découvrir. D'ailleurs il n'en est pas des systêmes dans cette étude comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont presque toujours précipités, parcequ'une observation nouvelle et imprévue peut les renverser en un instant; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l'histoire ancienne d'un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux qu'on peut desirer, on ne sauroit du moins espérer d'en avoir un jour davantage. L'étude réfléchie de l'histoire, étude si importante et si difficile, consiste à combiner de la maniere la plus parfaite ces matériaux défectueux: tel seroit le mérite d'un architecte qui, sur des ruines savantes, traceroit de la maniere la plus vraisemblable le plan d'un édifice antique en suppléant par le génie et par d'heureuses conjectures à des restes informes et tronqués.

C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amour de la liberté, du travail et de la patrie, qu'on leur inspiroit dès l'enfance; dans la sévérité de la discipline mi litaire; dans ces dissentions intestines qui donnoient du ressort aux esprits, et qui cessoient tout à coup à la vue de l'ennemi; dans cette constance après le malheur, qui ne désespéroit jamais de la république ; dans le principe où ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'après des victoires; dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation pour les généraux; dans la protection qu'ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs rois; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus

leurs dieux et leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti l'autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l'agrandissement même de l'état, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires; dans les guerres éloignées, qui, forcant les citoyens à une trop longue absence, leur faisoient perdre insensiblement l'esprit républicain; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, et qui ne fit plus du peuple romain qu'une espece de monstre à plusieurs têtes; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie; dans les proscriptions de Sylla, qui avilireut l'esprit de la nation et la préparerent à l'esclavage; dans la nécessité où les Romains se trouverent de souffrir des maîtres lorsque leur liberté leur fut devenne à charge; dans l'obligation où ils furent de changer de maximes en changeant de gouvernement; dans cette suite de monstres qui régnerent, presque sans interruption, depuis Tibere jusqu'à Nerva, et depuis Commode jusqu'à Constantin; enfin dans la translation et le partage de l'empire, qui périt d'abord en occident par la puissance des barbares, et qui, après avoir langui plusieurs siecles en orient sous des empereurs imbécilles ou féroces, s'anéantit inseusiblement, comme ces fleuves qui disparoissent dans des sables.

Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant et si vaste. Comme l'auteur ne s'appesantit point sur les détails et ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très peu d'espace un grand nom

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