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différentes natious, il étoit nécessaire qu'il les connut. Ce fut dans cette vue qu'il entreprit de voyager. Son but étoit d'examiner par-tout le physique et le, moral; d'étudier les lois et la constitution, de chaque pays; de visiter les savants, les écrivains, les artistes célebres; de chercher sur-tout ces hommes rares et singuliers dont le commerce supplée quelquefois à plusieurs années, d'observations et de séjour. M. de Montesquieu cùt pu dire comme Démocrite: « Je, « n'ai rien oublié pour m'instruire; j'ai quitté amon pays et parcouru l'univers pour mieux connoître la vérité ; j'ai vu tous les personnages illus« tres de mon temps. » Mais il y eut cette différence entre le Démocrite français et celui d'Abdere, que le premier voyageoit pour instruire les hommes, le second pour s'en moquer.

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Il alla d'abord à Vienne, où il vit souvent le célebre prince Eugene. Ce héros, si funeste à la France (à laquelle il auroit pu être si utile), après avoir balancé la fortune de Louis XIV et humilié la fierté ottomane, vivoit sans faste durant la paix, aimant et cultivant les lettres dans une cour où elles sont pen en honneur (1), et donnant à ses maîtres l'exemple de les protéger. M. de Montesquieu crut entrevoir dans ses discours quelques restes d'intérêt pour

(1) Quelques Allemands ont pris, très mal-à-propos, ces paroles pour une injure. L'amour des hommes est un devoir dans les princes: l'amour des lettres est un goût qu'il leur est permis de ne pas avoir. (Note d'e d'Alembert.)

son ancienne patrie. Le prince Eugene (1) en laissoit voir sur-tout autant que le peut faire un ennemi sur les suites funestes de cette division intestine qui trouble depuis si long-temps l'église de France: l'homme d'état en prévoyoit la durée et les effets, et les prédit au philosophe.

M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente et fertile, habitée par une nation fiere et généreuse, le fléau de ses tyrans et l'appui de ses souverains. Comme peu de personnes connoissent bien ce pays, il a écrit avec soin cette partie de ses voyages.

D'Allemagne il passa en Italie. Il vit à Venise le fameux Law, à qui il ne restoit de sa grandeur passée que des projets heureusement destinés à mourir dans sa tête, et un diamant qu'il engageoit pour jouer aux jeux de hasard. Un jour la conversation rouloit sur le fameux systême que Law avoit inventé, époque de tant de malheurs et de fortunes, et sur-tout d'une dépravation remarquable dans nos mœurs. Comme le parlement de Paris, dépositaire immédiat des lois dans les temps de minorité, avoit fait éprouver au ministre écossais quelque résis

(1) Le prince Eugene lui demanda un jour en quel état étoient les affaires de la constitution en France. M. de Montesquieu lui répondit que le ministere prenoit des mesures pour éteindre peu à peu le jansénisme, et que dans quelques années il n'en seroit plus question. « Vous n'en sortirez jamais, dit le prince : le feu roi s'est «< laissé engager dans une affaire dont son arriere-petit«fils ne verra pas la fin». (Eloge manuscrit de M. de ·Montesquieu, par M. de Secondat, son fils.)

tance dans cette occasion, M. de Montesquieu lui demanda pourquoi on n'avoit pas essayé de vaincre cette résistance par un moyen presque toujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des actions des hommes, en un mot par l'argent. « Ce ne « sont pas, répondit Law, des génies aussi ardents « et aussi généreux que mes compatriotes ; mais ils a sont beaucoup plus incorruptibles. » Nous ajouterons, sans aucun préjugé de vanité nationale, qu'un corps libre pour quelques instants doit mieux résister à la corruption que celui qui l'est toujours ; le premier, en vendant sa liberté, la perd; le second ne fait pour ainsi dire que la prêter, et l'exerce même en l'engageant. Ainsi les circonstances et la nature du gouvernement font les vices et les vertus des nations.

Un autre personnage, non moins fameux, que M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme, si connu par ses aventures, qui n'étoient pas encore à leur terme, et flatté de converser avec un juge digne de l'entendre, lui faisoit avec plaisir le détail singu, lier de sa vie, le récit des actions militaires où il s'étoit trouvé, le portrait des généraux et des ministres qu'il avoit connus. M. de Montesquieu se rappeloit souvent ces conversations, et en racontoit différents traits à ses amis.

Il alla de Venise à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l'est encore à certains égards, il s'appliqua sur-tout à examiner ce qui la distingue aujourd'hui le plus ; les ouvrages des Raphaël, des Titien, et des Michel-Ange. Il n'avoit point fait une

ESPR. DES LOIS. 1.

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étude particuliere des beaux arts; mais l'expression dont brillent les chefs-d'œuvre en ce genre saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnoît quand elle est imitée, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux à qui l'original est familier. Malheur aux pro- » ductions de l'art dont toute la beauté n'est que pour" 'les artistes!

Après avoir parconru l'Italie, M. de Montesquieu› vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin. Et il ne lui resta plus rien‹ à-voir en Allemagne, car Frédéric ne régnoit pas encore. Il s'arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l'industrie humaine animée par l'amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre, où ilɛde... meura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut à regretter que de n'avoir pas fait plutôt ce voyage. Locke et Newton étoient morts. Mais il eut souvent l'honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célebre reine d'Angleterre, qui cultivoit la philosophie sur le trône, et qui goûta, comme elle le devoit, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par nation, qui n'avoit pas besoin sur cela de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gou. vernement, et parvint à le bien connoître. Nous parlons ici d'après les témoignages publics que lui, en, ont rendus les Anglais eux-mêmes, siialoux de

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nos avantages, et si peu disposés à reconnoître en nous aucune supériorité.

Comme il n'avoit rien examiné ni avec la prévention d'un enthousiaste ni avec l'austérité d'un cynique, il n'avoit remporté de ses voyages, ni un dédain outrageant pour les étrangers, ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultoit de ses observatious que l'Allemague étoit faite pour y voyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre.

De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquien se retira pendant deux ans à sa térre de la Brede. Ul yjouit en paix de cette solitude que le spectacle et le tumulte du monde servent à rendre plus agréable: il vécut avec lui-même, après en être sorti si longtemps; et, ce qui nous intéresse le plus, il mit la derniere main à son ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parut en 1734.

Les empires, ainsi que les hommes, doivent croitre, dépérir, et s'éteindre. Mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées que la nuit des temps nous dérobe, et que le mystere ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus sur ce point à l'histoire moderne que l'histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins à cet égard quelque exception: elle présente une politique raisonnée, un système saivi d'agrandissement qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de la grandeur romaine se trouvent donc dans l'his

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