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sance, ou la défendre par-tout, il faut avoir ce à quoi les hommes ont attaché par-tout la puissance.

CHAPITRE VIII.

Explication d'un paradoxe des anciens par rapport

aux mœurs.

POLYBE, le judicieux Polybe, nous dit que la musique étoit nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui habitoient un pays où l'air est triste et froid; que ceux de Cynete, qui négligerent la musique, surpasserent en cruauté tous les Grecs, et qu'il n'y a point de ville où l'on ait vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire que l'on ne peut faire de changement dans la musique qui n'en soit un dans la constitution de l'état. Aristote, qui semble n'avoir fait sa Politique que pour opposer ses sentiments à ceux de Platon, est pourtant d'accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs. Théophraste, Plutarque (1), Strabon (2), tous les anciens, ont pensé de même. Ce n'est point une opinion jetée sans réflexion, c'est un des principes de leur politique (3). C'est ainsi qu'ils donnoient

(1) Vie de Pélopidas.—(2) Liv. I.—(3) Platon, liv. IV des Lois, dit que les préfectures de la musique et de la gymnastique sont les plus importants emplois de la cité. Et, dans sa République, liv. III, « Damon vous dira, dit-il, quels sont les sons capa

des lois, c'est ainsi qu'ils vouloient qu'on gou

vernât les cités.

Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut se mettre dans l'esprit que, dans les villes grecques, sur-tout celles qui avoient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvoient conduire à gagner de l'argent étoient regardés comme indignes d'un homme libre. « La plupart des << arts, dit Xénophon (1), corrompent le corps « de ceux qui les exercent; ils obligent de «S s'asseoir à l'ombre ou près du feu: on n'a de « temps ni pour ses amis, ni pour la républi«que. » Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristote (2) nous apprend; et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité (3).

L'agriculture étoit encore une profession servile, et ordinairement c'étoit quelque peu`ple vaincu qui l'exerçoit: les Ilotes, chez les Lacédémoniens; les Périéciens, chez les Crétois; les Pénestes, chez les Thessaliens ; d'au

« bles de faire naître la bassesse de l'ame, l'insolence, « et les vertus contraires. » ——-- -(1) Liv. V, Dits mémorables. (2) Politique,liv. III,chap. IV.-(3)Diophante, dit Aristote, Politique, chap. VII, établit autrefois à Athenes que les artisans sercient esclaves du public.

tres (1) peuples esclaves, dans d'autres républiques.

Enfin, tout bas commerce (2) étoit infâme chez les Grecs. Il auroit fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un esclave, à un locataire, à un étranger: cette idée choquoit l'esprit de la liberté grecque. Aussi Platon (3) veut-il, dans ses Lois, qu'on punisse un citoyen qui feroit le commerce.

les

On étoit donc fort embarrassé dans les républiques grecques; on ne vouloit pas que citoyens travaillassent au commerce, à l'agriculture, ni aux arts; on ne vouloit pas non plus qu'ils fussent oisifs (4). Ils trouvoient uné occupation dans les exercices qui dépendoient de la gymnastique, et dans ceux qui avoient du rapport à la guerre (5). L'institution ne leur en donnoit point d'autres. Il faut

(1) Aussi Platon et Aristote veulent-ils que les esclaves cultivent les terres. Lois, liv. VII; Politique, liv. VII, chap. X. Il est vrai que l'agriculture n'étoit pas par-tout exercée par des esclaves; au contraire, comme dit Aristote, les meilleures républiques étoient celles où les citoyens s'y attachoient : mais cela n'arriva que par la corruption des anciens gouvernements devenus démocratiques; car, dans les premiers temps, les villes de Grece vivoient dans l'aristocratie. (2) Cauponatio.-(3) Lib. II.— (4) Aristote Politique, liv. X.-(5) Ars corporum exercendorum, gymnastica; variis certaminibus terendorum, pædotribica. Aristote, Politique, 1. VIII,

ch. III.

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donc regarder les Grecs comme une société d'athletes et de combattants. Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs et sauvages (1), avoient besoin d'être tempérés par d'autres 'qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l'esprit par les organes du corps, étoit très propre à cela. C'est un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, et les sciences de spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire que la musique inspirât la vertu; cela seroit inconcevable: mais elle empêchoit l'effet de la férocité de l'institution, et faisoit que l'ame avoit dans l'éducation une part qu'elle n'y auroit point eue.

Je suppose qu'il y ait parmi nous une société de gens si passionnés pour la chasse qu'ils s'en occupassent uniquement; il est sûr qu'ils en contracteroient une certaine rudesse. Si ees mêmes gens venoient à prendre encore du goût pour la musique, on trouveroit bientôt de la différence dans leurs manieres et dans leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs n'excitoient en eux qu'un genre de passions; la rudesse, la colere, la cruauté. La musique les excite toutes, et peut faire sentir à l'ame la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plai

est

(1) Aristote dit que les enfants des Lacédémoniens, qui commençoient ces exercices dès l'âge le plus tendre, en contractoient trop de férocité. Polit, liv. VIII, ch. IV.

sir. Nos auteurs de morale, qui parmi nous proscrivent si fort les théâtres, nous font assez sentir le pouvoir que la musique a sur nos

ames.

que

Si à la société dont j'ai parlé on ne donnoit des tambours et des airs de trompettes, n'est-il pas vrai que l'on parviendroit moins à son but que si l'on donnoit une musique tendre? Les anciens avoient donc raison, lorsque, dans certaines circonstances, ils préféroient pour les mœurs un mode à un autre.

Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique par préférence? C'est que de tous les plaisirs des sens il n'y en a aucun qui corrompe moins l'ame. Nous rougissons de lire dans Plutarque (1) que les Thébains, pour adoucir les mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un amour qui devroit être proscrit par toutes les nations du monde.

(1) Vie de Pelopidas.

ter

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