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de connoître. A cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose, dans l'apologue des Troglodytes, le tableau d'un peuple vertueux devenu sage par le malheur; morceau digne du portique. Ailleurs il montre la philosophie, long-temps étouffée, reparoissant tout à coup, regagnant par ses progrès le temps qu'elle a perdu, pénétrant jusque chez les Russes à la voix d'un génie qui l'appelle, tandis que, chez d'autres peuples de l'Europe, la superstition, semblable à une atmosphere épaisse, empêche la lumiere qui les environne de toutes parts d'arriver jusqu'à eux. Enfin, par les principes qu'il établit sur la nature des gouvernements anciens et modernes, il présente le germe de ses idées lumineuses, développées depuis par l'auteur dans son grand ouvrage.

Ces différents sujets, privés aujourd'hui des graces de la nouveauté qu'ils avoient dans la naissance des Lettres persanes, y conserveront toujours le mérite du caractere original qu'on a su leur donner : mérite d'autant plus réel qu'il vient ici du génie seul de l'écrivain, et non du voile étranger dont il s'est couvert; car Usbek a pris, durant son séjour en France, non seulement une connoissance si par-. faite de nos mœurs, mais une si forte teinture de nos manieres mêmes, que son style fait souvent oublier son pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut n'être pas sans dessein et sans adresse: en relevant nos ridicules et nos vices, il a voulu sans doute aussi rendre justice à nos avantages. Il a senti toute la fadeur d'un éloge direct; et il nous a plus finement

lonés, en prenant si souvent notre ton pour médire plus agréablement de nous.

Malgré le succès de cet ouvrage, M. de Montesquieu ne s'en étoit point déclaré ouvertement l'auteur. Peut-être croyoit-il échapper plus aisément par ce moyen à la satyre littéraire qui épargne plus volontiers les écrits anonymes, parceque c'est toujours la personne, et non l'ouvrage, qui est le but de ses traits. Peut-être craignoit-il d'être attaqué sur le prétendu contraste des Lettres persanes avec l'austérité de sa place: espece de reproche, disoit-il, que les critiques ne manquent jamais, parcequ'il ne demande aucun effort d'esprit. Mais son secret étoit découvert, et déja le public le montroit à l'académie française. L'évènement fit voir combien le silence de M. de Montesquieu avoit été sage. Usbek s'exprime quelquefois assez librement, non sur le fond du christianisme, mais sur des matieres que trop de personnes affectent de confondre avec le christianisme même ; sur l'esprit de persécution dont tant de chrétiens ont été animés; sur les usurpations temporelles de la puissance ecclésiastique; sur la multiplication excessive des monasteres, qui eule, vent des sujets à l'état sans donner à Dieu des adoratears; sur quelques opinions qu'on a vainement tenté d'ériger en dogmes; sur nos disputes de religion, toujours violentés, et souvent funestes. S'il paroît toucher ailleurs à des questions plus délicates et qui intéressent de plus près la religion chrétienne, ses réflexions, appréciées avec justice, sout en effet très favorables à la révélation, puisqu'il se borne à montrer combien la raison humaine abandonnée à

elle-même est peu éclairée sur ces objets. Enfin, parmi les véritables lettres de M. de Montesquien, l'imprimeur étranger en avoit inséré quelques unes d'une autre main, et il eût fallu du moins, avant que de condamner l'auteur, démêler će qui lui appartenoit en propre. Sans égard à ces considérations, d'un côté la haine sous le nom de žele, de l'autre le zele sans discernement ou sans lumierës, se souleverent et se réunirent contre les Lettres persañés. Des dėlateurs, espèce d'hommes dangereusé et lâche, que même dans un gouvernement sage on à quelquefois le malheur d'écouter, alarmerent, par un extrait infidele, la piété du ministere. M. de Montesquieu, par le conseil de ses amis, soutenu de la voix publique, s'étant présenté pour la place de l'académie française vacante par la mort de M. de Sacy, lë ministre ( 1 ) écrivit à cette compagnie que sa majesté ne donneroit jamais son agrément à l'auteur des Lettres persanes; qu'il n'avoit point lu ce livre, mais que des personnes en qui il avoit confiance lui en avoient fait connoître le poison et le danger. M. de Montesquien sentit le coup qu'une pareille accusation pouvoit porter å så personne, à sa famille, à la tranquillité de sa vie. Il n'attachoit pas assez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils se présentoient à lui, ni enfin pour en regarder la simple privation comme un malheur; mais l'exclusion perpétuelle, et sur-tout les motifs de l'exclusion, fui paroissoient une injure. Il vit le ministre, lui dė

(1) M. le cardinal de Fleury.

clara que, par des raisons particulieres, il n'avouoit point les Lettres persanes, mais qu'il étoit encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyoit n'avoir point à rougir, et qu'il devoit être jugé d'après une lecture, et non sur une délation. Le ministre prit enfin le parti par où il auroit dû commencer; il lut le livre, aima l'auteur, et apprit à mieux placer sa confiance. L'académie française ne fut point privée d'un de ses plus beaux ornements : et la France eut le bonheur de conserver un suje que la superstition ou la calomnie étoient prêtes à lui faire perdre; car M. de Montesquieu avoit déclaré au gouvernement qu'après l'espece d'outrage qu'on alloit lui faire, il iroit chercher chez les étrangers, qui lui tendoient les bras, la sûreté, le repos, et peut-être les récompenses, qu'il auroit dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte, et la honte en fût pourtant retombée sur elle.

Feu M. le maréchal d'Estrées, alors directeur de l'académie française, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux et d'une ame vraiment élevée : il ne craignit ni d'abuser de son crédit, ni de le compromettre ; il soutint son ami, et justifia Socrate. Ce trait de courage, si précieux aux lettres, si digne d'avoir aujourd'hui des imitateurs, et si honorable à la mémoire de M. le maréchal d'Estrées, n'auroit pas dû être oublié dans son éloge.

M. de Montesquieu fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours est un des meilleurs qu'on ait prononcés dans une pareille occasion : le mérite en est d'autant plus grand que les récipiendaires, gênés jusqu'alors par ces formules et ces éloges d'usage

auxquels une espece de prescription les assujettit, n'avoient encore osé franchir ce cercle pour traiter d'autres sujets, ou n'avoient point pensé du moin's à les y renfermer. Dans cet état même de contrainte il eut l'avantage de réussir. Entre plusieurs traits dont brille son discours (1) on reconnoitroit l'écrivain qui pense, au seul portrait du cardinal de Richelieu, qui apprit à la France le secret de ses forces, et à l'Espagne celui de sa foiblesse ; qui óta à l'Allemagne ses chaînes, et lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Montesquieu d'avoir su vaincre la difficulté de son sujet, et pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même

succès.

Le nouvel académicien étoit d'autant plus digne de ce titre, qu'il avoit, peu de temps auparavant, renoncé à tout autre travail pour se livrer entièrement à son génie et à son goût. Quelque importante que fut la place qu'il occupoit, avec quelques lumieres et quelque intégrité qu'il en eût rempli les devoirs, il sentoit qu'il y avoit des objets plus dignes d'occuper ses talents, qu'un citoyen est redevable à sa nation et à l'humanité de tout le bien qu'il peut leur faire, et qu'il seroit plus utile à l'une et à l'autre en les éclairant par ses écrits, qu'il

ne pouvoit l'être en discutant quelques contesta/tations particulieres dans l'obscurité. Toutes ces réflexions le déterminerent à vendre sa charge. Il cessa d'être magistrat, et ne fut plus qu'homme de lettres. Mais, pour se rendre utilé par ses ouvrages aux

(1) Il se trouve après cet éloge.

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