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lens et de leur fortunes (1). Une république où les lois auront formé beaucoup de gens médiocres, composée de gens sages, se gouvernera sagement; composée de gens heureux, elle sera très-heureuse.

CHAPITRE IV.

Comment en inspire l'amour de l'égalité et de la frugalité.

L'amour de l'égalité et celui de la frugalité sont extrêmement excités par l'égalité et la frugalité même (2), quand on vit dans une société où les lois ont établi l'une et l'autre.

Dans les monarchies et les états despotiques personne n'aspire à l'égalité; cela ne vient pas mème dans l'idée ; chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions les plus basses ne désirent d'en sortir que pour être les maîtres des autres.

Il en est de même de la frugalité : pour l'aimer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus par les délices qui aimeront la vie frugale; et si cela avait été naturel et ordinaire ;

(1) Médiocrité dans la fortune, cela s'entend quand on a vu des riches; mais dans les talens, c'est parler en grand seigneur, et non en sage qui croit qu'il y a bien et mal, vice et vertu.

(2) On n'a guère vu l'égalité subsister dans aucune république. Suffirait-il de jouir avec elle de la frugalité pour les aimer? C'est souvent un moyen pour s'en dégoûter.

Alcibiade n'aurait pas fait l'admiration de l'univers (1). Ce ne seront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront la frugalité; des gens qui n'ont devant les yeux que des hommes riches, ou des hommes misérables comme eux, détestent leur misère, sans aimer ou connaître ce qui fait le terme de la misère.

C'est donc une maxime très-vraie que, pour que l'on aime l'égalité et la frugalité dans une république, il faut que les lois les y aient établies.

CHAPITRE V.

Comment les lois établissent l'égalité dans la démocratie,

Quelques législateurs anciens, comme Lycurgue et Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pouvait avoir lieu que dans la fondation d'une république nouvelle; ou bien lorsl'ancienne était si corrompue et les esprits que dans une telle disposition, que les pauvres se croyaient obligés de chercher et les riches obligés de souffrir un pareil remède.

Si lorsque le législateur fait un pareil partage il ne donne des lois pour pas le maintenir, il ne fait qu'une constitution passagère : l'inégalité en

(1) Qu'est-ce qu'un esprit flottant qui se plic à tout? cette facilité ne serait-elle pas médiocrité de caractère et indifférence de principes?

trera par

le côté

que les lois n'auront pas défendu,

et la république sera perdue.

Il faut donc que l'on règle, dans cet objet, les dots des femmes, les donations, les successions, les testamens, enfin toutes les manières de contracter. Car s'il était permis de donner son bien à qui on voudrait et comme on voudrait, chaque volonté particulière troublerait la disposition de la loi fondamentale.

Solon, qui permettait à Athènes de laisser son bien à qui on voulait par testament, pourvu qu'on n'eût point d'enfans (a), contredisait les lois anciennes, qui ordonnaient que les biens restassent dans la famille du testateur (b). Il contredisait les siennes propres ; car, en supprimant les dettes, il avait cherché l'égalité.

C'était une bonne loi pour la démocratie que celle qui défendait d'avoir deux hérédités (c). Elle prenait son origine du partage égal des terres et des portions données à chaque citoyen. La loi n'avait pas voulu qu'un seul homme eût plusieurs portions (1).

La loi qui ordonnait que le plus proche parent

(a) Plutarque, Vie de Solun.

(b) Ibid.

(c) Philolaus de Corinthe établit à Athènes que le nombre des portions de terre et celui des hérédités serait toujours le même. Aristote, Polit., liv. II, ch. XII.

(1) Voilà bien de la peine que se donnent les législateurs pour maintenir l'égalité; et Montesquicu, pour chercher les motifs et l'utilité momentanée de ces lois.

épousât l'héritière, naissait d'une source pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un pareil partage. Platon (a) qui fonde ses lois sur ce partage, la donne de même; et c'était une loi athénienne.

Il y avait à Athènes une loi dont je ne sache pas que personne ait connu l'esprit. Il était permis d'épouser sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine (b) Cet usage tirait son origine des républiques, dont l'esprit était de ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de terre et par conséquent deux hérédités. Quand un homme épousait sa sœur du côté du père, il ne pouvait avoir qu'une hérédité qui était celle de son père; mais quand il épousait sa sœur utérine, il pouvait arriver que le père de cette sœur n'ayant pas d'enfans mâles, lui laissât sa succession, et que par conséquent son frère, qui l'avait épousée en eût deux.

Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon' (c), que, quoiqu'à Athènes on épousât sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine, on pouvait à Lacédémone épouser sa sœur utérine, et non pas sa sœur consanguine; car je trouve dans Stra

(a) République, liv. VIII.

(b) Cornelius Nepos, IN PRÆFAT, Cet usage état des premiers temps; aussi Abraham dit-il de Sara : « Elle est ma sœur, fille de mon père, et non de ma mère. » Les mêmes raisons avaient fait établir une même loi chez différens peuples.

(c) De specialibus legibus quæ pertinent ad præcepta Decalogi.

bon (a) que quand à Lacédémone une sœur épousait son frère, elle avait pour sa dot la moitié de la portion du frère. Il est clair que cette seconde loi était faite pour prévenir les mauvaises suites de la première. Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât dans celle du frère, on donnait en dot à la soeur la moitié du bien du frère.

Sénèque (b), parlant de Silanus qui avait épousé sa sœur, dit qu'à Athènes la permission était restreinte, et qu'elle était générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d'un seul, il n'était guère question de maintenir le partage des biens.

Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c'était une bonne loi que celle qui voulait qu'un père qui avait plusieurs enfans (1) en choisît un pour succéder à sa portion (c), et donnât les autres en adoption à quelqu'un qui n'eût point d'enfans, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui de partages.

Phaléas de Calcédoine (d) avait imaginé une façon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l'étaient Il voulait que

(a) Lib. X.

pas.

(b) Athenis dimidium licet, Alexandriæ totum. Senec. de morte Claudii.

(1) Est-ce qu'il n'y a donc pas plus d'enfans que de pères? (c) Platon fait une pareille loi, livre III des Lois. (d) Aristote, Politiq., liv. II, ch. v11.

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