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dans leurs manières et dans leurs moeurs. Enfin les exercices des Grecs n'excitaient en eux qu'un genre de passions la rudesse, la colere; la cruauté. La musique les excite toutes, et peut faire sentir à l'âme la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui parmi nous proscrivent si fort les theâtres nous font assez sentir lep ouvoir que la musique a sur nos âmes.

que

il

Si à la société dont j'ai parlé on ne donnait des tambours ou des airs de trompettes, n'estpas vrai que l'on parviendrait moins à son but que si l'on donnait une musique tendre ? Les anciens avaient donc raison, lorsque, dans certaines circonstances, ils préféraient pour les mœurs

un mode à un autre.

Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique par préférence? C'est que de tous les plaisirs des sens il n'y en a aucun qui corrompe moins l'âme. Nous rougissons de lire dans Plutarque (a) que les Thébains, pour adoucir les mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un amour qui devrait être proscrit par toutes les nations du monde.

(a) Vie de Pélopidas.

LIVRE CINQUIÈME.“

QUE LES LOIS QUE LE LÉGISLATEur donne doivENT ÊTRE

RELATIVES AU PRINCIPE.

CHAPITRE PREMIER.

Idée de ce livre.

Nous venons de voir que les lois de l'éducation doivent être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles que le législateur donné à toute la société sont de même. Ce rapport des lois avec ce principe tend tous les ressorts du gouvernement; et ce principe en reçoit à son tour une nouvelle force. C'est ainsi que, dans les mouvemens physiques, l'action est toujours suivie d'une réaction.

Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouvernement; et nous commencerons par l'état républicain, qui a la vertu pour principe.

CHAPITRE II.

Ce que c'est que la vertu dans l'état politique.

La vertu, dans une république, est une chose très-simple; c'est l'amour de la république (1) c'est un sentiment, et non une suite de connaissances; le dernier homme de l'état peut avoir ce sentiment comme le premier. Quand le peuple a nne fois de bonne maximes, il s'y tient plus longtemps que ce qu'on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui (2); souvent il a tiré de la médiocrité de ses lumières un attachement plus fort pour ce qui est établi.

L'amour de la patrie conduit à la bonté des moeurs (3), et la bonté des moeurs même à l'amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre? c'est justement par l'endroit qui fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur les

(1) C'est l'amour du moine pour son ordre qui produit la haine de tout ce qui en diffère.

(2) C'est cependant toujours par la populace que commencent les troubles et les révolutions.

(3) Cela n'est pas vrai; voyez Sparte : à moins qu'on n'appelle bonnes mœurs l'extinction de tous les sentimens naturels, l'austérité et la privation des douceurs innocentes de la vie.

ESPRIT DES LOIS. T. I.

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quelles les passions ordinaires s'appuient : reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-dire plus elle retranche de leurs penchans, plus elle donne de force à ceux qu'elle leur laisse.

CHAPITRE III.

Ce que c'est que l'amour de la république dans la démocratie.

L'amour de la république, dáns une démocratie, est celui de la démocratie (1); l'amour de la démocratie est celui de l'égalité.

L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité (2). Chacun, devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale.

L'amour de l'égalité, dans une démocratie, borne l'ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie (3) de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux, mais ils doivent

(1) Tant qu'on craint les tyrans.

(2) Quand on connaîtra le vrai bonheur que la nature des-` tine à l'homme, on ne fera plus une vertu de la frugalité.

(3) La patrie n'est que les citoyens en faire un être réel, c'est occasionner beaucoup de faux raisonnemens.

tons également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense (:), dont on ne peut jamais s'acquitter.

Ainsi les distinctions y naissent du principe de l'égalité, lors même qu'elle paraît ôtée par des services heureux ou par des talens supé

rieurs.

L'amour de la frugalité borne le désir d'avoir à l'attention que demande le nécessaire pour sa famille, et même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui, car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus, parce qu'elles choqueraient l'égalité tout de même.

Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses publiques (2), comme on fit à Athènes et à Rome. Pour lors la magnificence et la profusion naissaient du fonds de la frugalité même : et, comme la religion demande qu'on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux, les lois voulaient des mœurs frugales pour que l'on pût donner à sa patrie.

Le bon sens et le bonheur des particuliers consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs ta

(1) Oui, quand elle les rend heureux. On n'aime point se voir enlever son bonheur.

(2) Exemples dangereux avant de s'être occupé des entreprises utiles, nécessaires.

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