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sance aux volontés du prince; mais cet honneur nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu'elle nous rendrait incapables de le servir.

Crillon refusa d'assassiner le duc de Guise,(1), mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Barthélemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte d'Orte, qui commandait dans Bayonne, écrivit au roi ( a ) : « Sire, je n'ai trouvé, parmi les habitans et les gens de guerre, que de bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau; ainsi eux et moi nous supplions votre majesté d'employer nos bras et nos vies à choses faisables. » Ce grand et généreux courage regardait une lâcheté comme une chose impossible.

Il n'y a rien que l'honneur prescrive plus à la noblesse que de servir le prince à la guerre (2): en effet, c'est la profession distinguée, parce que ses hasards, ses succès, et ses malheurs mêmes, conduisent à la grandeur. Mais, en imposant cette loi, l'honneur veut en être l'arbitre; et, s'il se trouve choqué, il exige ou permet qu'on se retire chez soi.

Il veut qu'on puise indifféremment aspirer aux

(1) Henri III en eût trouvé mille autres. L'honneur monarchique n'était pourtant point encore éteint.

(a) Voyez l'Histoire de d'Aubigné.

(2) Est-ce bien à l'honneur qu'on doit attribuer ces maximes?

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emplois, ou les refuser; il tient cette liberté audessus de la fortune même.

L'honneur a donc ses règles suprêmes, et l'éducation est obligée de s'y conformer (a). Les principales sont qu'il nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu'il nous est souverainement défendu d'en faire aucun de notre vie(1).

La seconde est que, lorsque nous avons été une fois placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang même.

La troisième, que les choses que l'honneur défend sont plus rigoureusement défendues lorsque les lois ne concourent point à les proscrire; et que celles qu'il exige sont plus fortement exigées lorsque les lois ne les demandent pas.

CHAPITRE III.

De l'éducation dsns le gouvernement despotique.

Comme l'éducation dans les monarchies ne travaille qu'à élever le cœur (2), elle ne cherche

(a) On dit ici ce qui est, et non pas ce qui doit être : l'honneur est un préjugé que la religion travaille tantôt à détruire, tantôt à régler.

(1) Cela est vrai dans toutes les troupes de l'univers. Faire honneur à l'honneur de tout ce qui est en usage parmi nous, c'est la manie du système.

(2) Il n'y a de fier que l'homme indépendant.

qu'à l'abaisser dans les états despotiques. Il faut qu'elle y soit servile. Ce sera un bien, même dans le commandement, de l'avoir eu telle, pérsonne n'y étant tyran sans être en même temps esclave.

L'extrême obéissance suppose de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande (1). Il n'a point à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir.

Dans les états despotiques, chaque maison est un empire séparé. L'éducation, qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est donc très-bornée; elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit la connaissance de quelques principes de religion fort simples. Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste et pour les vertus, Aristote ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de propre aux esclaves (a) (2); ce qui bornerait bien l'éducation dans ce gouvernement.

L'éducation y est donc en quelque façon nulle. Il faut ôter tout, afin de donner quelque chose, et commencer par faire un mauvais sujet, pour

faire un bon esclave.

Eh! pourquoi l'éducation s'attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur public? S'il aimait l'état, il serait tenté de relâ

(i) L'esclavage corrompt tout, surtout les maîtres.

(a) Politique, liv. I.

(2) Comment cela se pourrait-il? ils n'ont point de volonté.

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cher les ressorts du gouvernement: s'il ne réussissait pas, il se perdrait s'il réussissait, il courrait risque de se perdre, lui, le prince et l'empire.

CHAPITRE IV.

Différence de l'effet de l'éducation chez les anciens et parmi

nous.

La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe (1); et, lorsqu'elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd'hui, et qui étonnent nos petites âmes.

Leur éducation avait un autre avantage sur la nôtre; elle n'était jamais démentie (2). Epaminondas, la dernière année de sa vie, disait, écoutait, voyait, faisait les mêmes choses que dans l'âge où il avait commencé d'être instruit.

Aujourd'hui nous recevons trois éducations différentes ou contraires ; celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. Cela vient en quelque partie du con

(1) La vertu ne tenait pas à leur principe, mais à la nouveauté de ces gouvernemens. Il y a dans tous les genres une ferveur de noviciat.

(2) Celle de nos paysans non plus.

traste qu'il y a parmi nous entre les engagemens de la religion et ceux du monde (1); chose que les anciens ne connaissaient pas.

CHAPITRE V.

De l'éducation dans le gouvernement républicain.

C'est dans le gouvernement républicain que l'on a besoin de toute la puissance de l'éducation (2). La crainte des gouvernemens despotiques naît d'elle-même parmi les menaces et les châtimens; l'honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour: mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très-pénible.

On peut définir cette vertu, l'amour des lois et de la patric. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; elles ne sont que cette préférence.

Cet amour est singulièrement affecté aux démocraties. Dans elles seules le gouvernement est

(1) Le contraste entre les enseignemens de la religion et ceux du monde était dans un ordre renversé. Les dieux étaient plus criminels que les hommes.

(2) Cette puissance vient de l'égalité des fortunes, et des mœurs plus concentrées dans la famille. C'est l'esprit du moine, qui, n'étant rien par lui-même, s'attache à son corps pour être quelque chose.

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