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CHAPITRE IX.

Du principe du gouvernement despotique,

Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie de l'honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait dangereux.

Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s'estimer beaucoup eux-mêmes seraient en état d'y faire des révolutions : il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition.

Un gouvernement modéré peut, tant qu'il veut et sans péril, relâcher ses ressorts; il se maintient par ses lois et par sa force même. Mais lorsque, dans le gouvernement despotique, le prinee cesse un moment de lever le bras; quand il ne peut pas anéantir à l'instant ceux qui ont les premières places (a); tout est perdu : car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n'y étant plus, le peuple n'a plus de protecteur.

C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont soutenu que le grand seigneur n'était point

(a) Comme il arrive souvent dans l'aristocratie militaire.

obligé de tenir sa parole ou son serment, qu'il bornait par-là son autorité (a).

lors

Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des bachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernemens monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Miriveis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parce qu'il n'avait pas versé assez de sang (b). L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayèrent les gouverneurs au point que le peuple se rétablit un peu sous son règne (c). C'est ainsi qu'un torrent, qui ravage tout d'un côté, laisse de l'autre des campagnes où l'œil voit de loin quelques prairies.

CHAPITRE X.

Différence de l'obéissance dans les gouvernemens modérés et dans les gouvernemens despotiques.

Dans les états despotiques, la nature du gouvernement demande une obéissance extrême ; et la volonté du prince, une fois connue, doit avoir

(a) Ricault, de l'empire ottoman.

(b) Voyez l'histoire de cette révolution, par le père Ducerceau. (c) Son gouvernement était militaire ; ce qui est une des espèces du gouvernement despotique.

aussi infailliblement son effet qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.

Il n'y a point de tempérament, de modifications, d'accommodemens, de termes, d'équivalens, de pourparlers, de remontrances; rien d'égal ou de meilleur à proposer. L'homme est une créature qui obéit à une créature qui veut. On n'y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur, qu'excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment.

Il ne sert de rien d'opposer les sentimens naturels, le respect pour un père, la tendresse pour ses enfans et ses femmes, les lois de l'honneur l'état de sa santé; on a reçu l'ordre, et cela suffit.

sens

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En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grâce. S'il était ivre ou hors de il faudrait que l'arrêt s'exécutât tout de même (a); sans cela il se contredirait, et la loi ne peut se contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps : l'ordre que donna Assuérus d'exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué (1)) on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.

Il y a pourtant une chose que l'on peut quelquefois opposer à la volonté du prince (b), c'est (a) Voyez Chardin. (b) Voyez Chardin.

(1) Il fut révoqué.

la religion. On abandonnera son père, on le tuera mème, si le prince l'ordonne : mais on ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne. Les lois de la religion sont d'un précepte supérieur, parce qu'elles sont données sur la tête du prince comme sur celle des sujets. Mais, quant au droit naturel, il n'en est pas de même ; le prince est supposé n'être plus un homme.

Dans les états monarchiqnes et modérés (1), la puissance est bornée par ce qui en est le ressort ; je veux dire l'honneur, qui règne, comme un monarque, sur le prince et sur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la religion; un courtisan se croirait ridicule on lui allèguera sans cesse celles de l'honneur. De là résultent des modifications nécessaires dans l'obéissance; l'honneur est naturellement sujet à des bizarreries, et l'obéissance les suivra toutes.

Quoique la manière d'obéir soit différente dans ces deux gouvernemens, le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et précipite la balance, et est obéi. Toute la différence (2) est que, dans la monarchie, le prince a des lumières, et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus rompus aux affaires que dans l'état despotique.

(1) Dans ces états, les sujets obscurs sont punis par les gens en place par le caprice du monarque.

les lois ;

(2) Cette différence ne naît pas de la nature des pouvoirs, et

prouve la mauvaise distinction de Montesquieu.

CHAPITRE XI.

Réflexion sur tout ceci.

Tels sont les principes des trois gouvernemens : ce qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on soit vertuenx, mais qu'on devrait l'être. Cela ne prouve pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de l'honneur, et que, dans un état despotique particulier, on ait de la crainte ; mais qu'il faudrait en avoir : sans quoi le gouvernement sera imparfait (1).

(1) Un gouvernement imparfait est celui qui ne tend pas au bonheur des hommes.

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