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comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n'ont augmenté que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique; il faut donc qu'il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l'état monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux, aux princes; sans quoi tout serait perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes, et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion (a) avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondait une monarchie et dissolvait une république.

Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires (b). Ce prince, qui avait des lumières s'y opposa. « L'état ne pourrait subsister, disait-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourrait-elle vivre? comment pourraient vivre les provinces? Nous avions de la frugalité, lorsque nous étions citoyens d'une seule ville; aujourd'hui nous consommons les richesses de tout l'univers; on fait travailler pour nous les

(a) Dion Cassius, liv. LIV.

(b) Tacite, Annal, liv. III.

maîtres et les esclaves (1). » Il voyait bien qu'il ne fallait plus de lois somptuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des déréglemens qu'elles y apportaient, cela fut rejeté. On dit « que les exemples de la dureté des anciens avaient été changés en une façon de vivre plus agréable (a). » On sentit qu'il fallait d'autres mœurs,

Le luxe est donc nécessaire dans les états monarchiques (2); il l'est encore dans les états despotiques. Dans les premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède de liberté; dans les autres c'est un abus qu'on fait des avantages de sa servitude, lorsqu'un esclave choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion. Les républiques finissent par le luxe; les monarchies par la pauvreté (b).

(1) Il donne bien d'autres raisons, doat Montesquieu, comme à son ordinaire, ne prend que ce qui convient à son système. (a) Multa duritiei veterum melius et lætius mutata. Tacite, Annal. liv. III.

(2) Quand les hommes sont peu éclairés sur les sources du bonheur, et que les gouvernemens favorisent l'inégalité des ri

chesses.

(b) Opulentia paritura mox egestatem. Florus, liv. III.

CHAPITRE V.

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une
monarchie.

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu'au milieu du treizième siècle on fit, en Aragon, des lois somptuaires. Jacques Ier ordonna que le roi ni aucun de ses sujets ne pourraient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune. ne serait préparée que d'une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu'on eût tué soimême (a).

On a fait aussi de nos jours, en Suède, des lois somptuaires; mais elles ont un objet différent de celles d'Aragon.

Un état peut faire des lois somptuaires dans l'objet d'une frugalité absolue; c'est l'esprit des lois somptuaires des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles d'Aragon.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative, lorsqu'un état, sentant que des marchandises étrangères d'un trop haut prix demanderaient une telle exportation des siennes, qu'il se priverait plus de ses besoins

(a) Constitution de Jacques premier, de l'an 1234, art. VI, dans MARCA HISPANICA, page 1429,

par celle-ci qu'il n'en satisferait par celles-là, en défend absolument l'entrée ; et c'est l'esprit des lois que l'on a faites, de nos jours, en Suède (a). Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.

consé

En général, plus un état est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif, et plus par quent il lui faut de lois somptuaires relatives (1). Plus un état est riche, plus son luxe relatif l'enrichit; et il faut bien se garder d'y faire des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux ceci dans le livre sur le commerce (b). Il n'est ici question que du luxe absolu.

CHAPITRE VI.

Du luxe de la Chine.

Des raisons particulières demandent des lois somptuaires dans quelques états (2). Le peuple, par la force du climat, peut devenir si nombreux, et d'un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu'il est bon de l'ap

(a) On a défendu les vins exquis et autres marchandises pré

cieuses.

(1) Des lois sages empêcheraient le luxe sans le défendre. (b) Voyez tome II, liv. XX, chap. XX.

(2) Montesquieu suppose toujours qu'on peut tout faire, avec des lois, même contre la nature des choses.

pliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces états, le luxe est dangereux, et les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir s'il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d'abord jeter les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre du peuple et la facilité de le faire vivre. En Angleterre, le sol produit beaucoup plus de grains qu'il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres et ceux qui procurent les vêtemens; il peut donc y avoir des arts frivoles, et par conséquent du luxe. En France, it croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés aux manufactures. De plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles taut de choses nécessaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe.

A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes (1), et l'espèce humaine s'y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu'elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitans. Le luxe y est donc pernicieux, et l'esprit d'économie y est aussi requis que dans quelques républiques que ce soit (a). Il faut qu'on s'attache aux arts nécessaires, et qu'on fuie ceux de la volupté.

Voilà l'esprit des belles ordonnances des empereurs chinois. «Nos anciens, dit un empereur de

(1) Y font-elles deux enfans à-la-fois ?

(a) Le luxe y a toujours été arrêté.

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