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deur des villes, et surtout de la capitale; en sorte qu'il est en raison composé des richesses de l'état, de l'inégalité des fortunes des particuliers, et du nombre d'hommes qu'on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains, et sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites choses (a). S'ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres l'envie de se distinguer redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance; chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu'ils veulent; les plus petits talens suivent cet exemple ; il n'y a plus d'har-. monie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

(a) Dans une grande ville, dit l'auteur de la fable des Abeilles, tome I, page 133, on s'habille au-dessus de sa qualité pour être estimé plus qu'on n'est par la multitude. C'est un plaisir pour un esprit faible presque aussi grand que celui de l'accomplissement de ses désirs.

Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de peuple dans une capitale on diminuait le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas; on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisies, quand on est ensemble.

suit que

CHAPITRE II.

Des lois somptuaires dans la démocratie.

Je viens de dire que dans les républiques où les richesses sont également partagées (1) il ne peut point y avoir de luxe; et comme on a vu au livre cinquieme (a) que cette égalité de distribution faisait l'excellence d'une république, il moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n'y en avait point chez les premiers Romains; il n'y en avait point chez les Lacédémoniens (2) ; et dans les républiques où l'égalité n'est pas tout-à-fait perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu, fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que, par conséquent, il y a peu de luxe.

(1) Que signifie ce chapitre entier? L'égalité des richesses est une chimère; le partage des terres ne vaut rien, ni comme ac

tion, ni

comme loi.

(a) Chapitres III et IV.

(2) Les uns étaient pauvres, et les autres fous.

ac

Les lois du nouveau partage des champs demandé avec tant d'instance dans quelques républiques étaient salutaires par leur nature : elles ne sont dangereuses que comme action subite (i). En ôtant tout-à-coup les richesses aux uns, et augmentant de même celle des autres, elles font dans chaque famille une révolution, et en doivent produire une générale dans l'état.

A mesure que le luxe s'établit dans une république, l'esprit se tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d'autres désirs. Bientôt elle. devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhège commença à connaître fit qu'elle en égorgea les habitans.

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses (2). On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne (a) se vendait cent deniers romains; un baril de chair salée du Pont en coûtait quatre cents; un bon cuisinier quatre talens : les jeunes garçons n'avaient point de prix. Quand,

(1) Quand il sera libre de suivre son intérêt, mais qu'on ne permettra pas à l'intérêt d'être législateur, le luxe fera de ravages.

peu

(2) C'était la faute des lois. Les Romains parvinrent à la fortune comme d'insolens parvenus; ils en jouirent de même. (a) Fragment du 365e livre de Diodore, rapporté par Const. Porphyrog. Extrait des vertus et des vices.

par une impétuosité (b) générale, tout le monde se portait à la volupté, que devenait la vertu ?

CHAPITRE III.

Des lois somptuaires dans l'aristocratie.

L'aristocratie mal constituée a ce malheur, que les nobles y ont les richesses (1), et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l'esprit de modération, en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-riches qui ne peuvent pas dépenser.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie (2). Ils se sont tellement accoutumés à l'épargne, qu'il n'y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. On se sert de cette voie pour entretenir l'industrie (3) : les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure.

Les bonnes républiques grecques avaient, à cet égard, des institutions admirables. Les riches

(b) Cum maximus omnium impetus ad luxuriam esset. Ibid. (1) Sur chaque gouvernement Montesquieu n'a qu'un seul modèle.

(2) C'est qu'ils sont égaux en pouvoir et inégaux en fortune. (3) Cela serait bien à rebours du bon sens.

employaient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en magistrature onéreuse. (1). Les richesses y étaient aussi à charge que la pauvreté.

CHAPITRE IV.

Des lois somptuaires dans les monarchies.

« Les Suions, nation germanique, rendent honneur aux richesses (2), dit Tacite (a); ce qui fait qu'ils vivent sous le gouvernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y faut point de lois somptuaires.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe (3). Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim; il faut même que les riches y dépensent à proportion de l'inégalité des fortunes, et que,

(1) Elles ne les forçaient pas. C'était pour plaire au peuple. (2) Tacite ne prend-il pas l'effet pour la cause?

(a) De moribus Germanorum.

(3) C'est bien une nécessité que ce partage inégal amène le luxe, quand la lumière et la liberté ne règnent pas.

Les folles dépenses occasionnent les grandes misères, parce que les colifichets sont mieux payés que les denrées.

Il faut que les dépenses concourent à la reproduction des choses utiles et nécessaires.

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