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temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins.

De nos jours la désertion fut très-fréquente ; on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n'est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise ou se flatte d'en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte; il fallait donc laisser une peine (a) qui faisait porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a réellement diminuée.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchemens, on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines.

Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau; et que la plus grande partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.

Que s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, ceła vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.

Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la

(a) On fendait le nez, on coupait les oreilles.

violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légères.

Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu'à cette correction; ses yeux sont ouverts sur cet objet et fermés sur les inconvéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur; mais il reste un vice dans l'état, que cette dureté a produit; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.

Lysandre (a) ayant remporté là victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens d'avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu, en plaine assemblée, de couper le poing aux prisonniers qu'ils feraient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymant, qui s'était opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avait dépravé les esprits et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce.

« Les Argiens, dit Plutarque (b), ayant fait fait mourir quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d'expiation, afin qu'il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée.

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Il y a deux genres de corruption; l'un, lorsque le peuple n'observe point les lois; l'autre (a) Xénophon, Histoire, liv. II.

(b) OEuvres morales, De ceux qui manient les affaires

d'état.

lorsqu'il est corrompu par les lois : mal incurable, parce qu'il est dans le remède même.

CHAPITRE XIII.

Impuissance des lois japonaises.

Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon. On y punit de mort presque tous les crimes (a), parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n'est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que l'empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats (b); chose contraire à la défense naturelle.

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime est là sévèrement puni; par exemple, un homme qui hasarde de l'argent au jeu est puni de mort. Il est vrai le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre et qui brave tous les périls et tous les malheurs,

que

(a) Voyez Kempfer.

(b) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome III, part. II, page 428.

semble, à la première vue, absoudre ses législalateurs de l'atrocité de leurs lois (1). Mais des gens qui naturellement méprisent la mort et qui s'ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sontils corrigés où arrêtés par la vue continuelle des supplices? et ne s'y familiarisent-ils pas?

Les relations nous disent, au sujet de l'éducation des Japonais, qu'il faut traiter les enfans avec douceur, parce qu'ils s'obstinent contre les peines; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu'ils se mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique n'aurait-on pas pu juger de celui qu'on devait porter dans le gouvernement politique et civil.

Un législateur sage aurait cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines et des récompenses, par des maximes de philosophie, de morale et de religion, assorties à ces caractères ; par la juste application des règles de l'honneur; par le supplice de la honte; par la jouissance d'un bonheur constant et d'une douce tranquillité; et, s'il avait craint que les esprits, accoutumés à n'être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l'être par une plus douce, il aurait agi (a) d'une manière sourde et insensi

(1) N'est-ce pas calomnier la nature humaine pour diminuer l'atrocité de pareilles lois ?

(a) Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique dans les cas où les esprits ont été gâtés par des peines trop ri

goureuses.

ble; il aurait. dans les cas particuliers les plus graciables, modéré la peine du crime, jusqu'à ce qu'il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.

Mais le despotisme ne connaît point ces ressorts ; il ne mène pas par ces voies Il peut abuser de lui-même; mais c'est tout ce qu'il peut faire. Au Japon il a fait un effort; il est devenu plus cruel que lui-même.

Des âmes partout effarouchées et rendues plus atroces n'ont pu être conduites que par une atrocité plus grande.

Voilà l'origine, voilà l'esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme; mais des efforts si inouis sont une preuve de leur impuissance : elles ont voulu établir une bonne police, et leur faiblesse a paru encore mieux.

Il faut lire la relation de l'entrevue de l'empereur et du daïro à Meaco (a). Le nombre de ceux qui y furent étouffés ou tués par des garnemens fut incroyable. On enleva les jeunes filles et les garçons; on les retrouvait tous les jours exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout nus, cousus dans des sacs de toile, afin qu'ils ne connussent pas les lieux par où ils avaient passé; on vola tout ce qu'on voulut ; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les

(a) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome V, page 2.

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