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qu'ils renvoyaient les condamnations vers leurs officiers; et votre majesté voudrait bienvoir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, irait dans une heure à la mort! que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule levait les interdits des églises, qu'on ne devait sortir que content de devant le prince. » Lorsqu'on jugea le fond, le même président dit dans son avis : « Cela est un jugement sans exemple, voir, contre tous les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France ait condamné, en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort (a). »

Les jugemens rendus par le prince seraient une source intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorqueraient par leur importunité ses jugemens. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger; nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.

Claude, dit Tacite (b), ayant attiré à lui le jugement des affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. >> Aussi Néron, parvenant à l'empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il, « Qu'il se garderait bien d'être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir de quelques affranchis (c).

(a) Cela fut changé dans la suite. Voyez la même relation.— (b) Annal., liv. XI. (c) Tacite, Anna'., liv. XIII.

« Sous le règne d'Arcadius, dit Zozime (a), la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta. Lorsqu'un homme était mort on supposait qu'il n'avait point laissé d'enfans (b); on donnait ses biens par un rescrit; car, comme le prince était étrangement stupide, et l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servait l'insatiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de sorte que, pour les gens modérés, il n'y avait rien de plus désirable que la mort. « Il y avait autrefois, dit Procope (c), fort peu à la cour; mais, sous Justinien, comme les juges n'avaient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étaient déserts, tandis que le palais du prince retentissait des clameurs des parties qui y sollicitaient leurs affaires. » Tout le monde sait comment on y vendait les jugemens, et même les lois.

de

gens

Les lois sont les yeux du prince; il voit par elles ce qu'il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux? il tra

vaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs

contre lui.

(a) Hist., livre V. (b) Même désordre sous Théodose Je jeune. (c) Histoire secrète.

CHAPITRE VI.

Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger.

C'est encore un grand inconvénient dans la monarchie, que les ministres du prince jugent etx-mêmes les affaires contentieuses (1). Nous voyons encore aujourd'hui des états où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, et où les minstres, qui le croirait! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule, je ne ferai que celle-ci.

Il y a, par la nature des choses, une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être composé de peu de personnes, et les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, et les suivre de même ; ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut au contraire des tribunaux de judicature de sang froid, et à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.

(1) Les ministres sont faits pour décider les affaires quand il y a embarras, et non pour les juger quand il y a contestation.

CHAPITRE VII.

Du magistrat unique,

Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit dans l'histoire romaine à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius sur son tribunal n'aurait-il pas méprisé les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avait faite (a)? Tite-Live nous apprend l'inique distinction du décemvir. Il avait aposté un homme qui réclamait devant lui Virginie comme son esclave: les parens de Virginie lui demandèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avait été faite qu'en faveur du père, et que Virginius étant absent, elle ne pouvait avoir d'application (b).

CHAPITRE VII.

Des accusations dans les divers

gouvernemens.

A Rome (c) il était permis à un citoyen d'en accuser un autre : cela était établi selon l'esprit

(a) Voyez la loi II, § 24, ff. DE ORIG. JUR. —(b) Quos pater puellæ abesset, locum injuriæ esse ratus. Tite-Live, décade I, liv. III. (c) Et dans bien d'autres cités.

de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république (1); et d'abord on vit paraître un genre d'hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avait bien des vices et bien des talens, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchaitun criminel dont la condamnation pût plaire au prince; c'était la voie pour aller aux honneurs et à la fortune (a), chose que nous ne voyons pas parmi nous.

Nous avons aujourd'hui une loi admirable, c'est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous; et, si ce vengeur public était soupçonné d'abuser de son ministère, on l'obligerait de nommer son dénonciateur.

:

Dans les lois de Platon (b), ceux qui négligent d'avertir les magistrats ou de leur donner du se: cours doivent être punis (2). Cela ne conviendrait

(1) Avec cette différence, que les délations étaient publique s dans le premier état, et secrètes dans le second.

(a) Voyez dans Tacite les récompenses accordées à ces délateurs. (b) Liv. IX.

(2) Idée de vertu domestique. Les magistrats sont faits pour être le recours du peuple, et non le peuple celui des magistrats.

ESPRIT DES LOIS. T. I.

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