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voit dans diverses lois qui furent faites. De même en Angleterre, les jurés décident si l'accusé est coupable ou non du fait qui a été porté devant eux (1); et, s'il est déclaré coupable, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait; et pour cela il ne lui faut que des yeux.

CHAPITRE IV.

De la manière de former les jugemens.

De là suivent les différentes manières de former les jugemens. Dans les monarchies, les juges prennent la manière des arbitres'; ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d'un autre; les avis les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands. Cela n'est point de la nature de la république. A Rome, et dans les villes grecques, les juges ne se communiquaient point: chacun donnait son avis d'une de ces trois manières, j'absous, je condamne, il ne me paraît pas (a): c'est que le peuple jugeait, ou était censé juger. Mais le peuple n'est pas jurisconsulte; toutes ces modifications et tempéramens des arbitres ne sont pas pour lui; il faut lui présenter un seul objet, (1) Cette coutume devrait être partout.

(a) Non liquet.

un fait, et un seul fait, et qu'il n'ait qu'à voir s'il doit condamner, absoudre ou remettre le jugement.

Les Romains, à l'exemple des Grecs, introduisirent des formules d'actions (a), et établirent la nécessité de diriger chaque affaire par l'action qui lui était propre. Cela était nécessaire dans leur manière de juger : il fallait fixer l'état de la question pour que le peuple l'eût toujours devant les yeux; autrement, dans le cours d'une grande affaire, cet état de la question changerait continuellement, et on ne le reconnaîtrait plus.

De là il suivait que les juges, chez les Romains, n'accordaient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent d'autres formules d'actions qu'on appela de bonne foi (b), où la manière de prononcer était plus dans la disposition du juge. Ceci était plus conforme à l'esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes français disent-ils « En France (c) toutes les actions sont de bonne foi. »

(a) Quas actiones ne populus, prout vellet, institueret, certas solemnesque esse voluerunt. Leg. 2, § 6, Digest. de orig. jur. (b) Dans lesquelles on mettait ces mots : EX BONA FIDE.

(c) On y condamne aux dépens celui-là même à qui on demande plus qu'il ne doit, s'il n'a offert et consigné ce qu'il doit.

CHAPITRE V.

Dans quel gouvernement le souverain peut être juge.

Machiavel (a) attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeait pas en corps, comme à Rome, des crimes de lèse-majesté commis contre lui. Il y avait pour cela huit juges établis : Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J'adopterais bien la maxime de ce grand homme; mais comme dans ces cas l'intérêt politique force, pour ainsi dire, l'intérêt civil (car c'est toujours un inconvénient que le penple juge lui-même ses offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers.

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses : ils permirent aux accusés de s'exiler (b) avant le jugement (c), et ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n'en eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limi

(a) Discours sur la première décade de Tite-Pive, livre I, chap. VII.

(b) Cela est bien expliqué dans l'oraison de Cicéron PRO COECINNA, à la fin.

(c) C'était une loi d'Athènes, comme il paraît par Démoshène. So crate refusa de s'en servir.

tations que l'on mit à la puissance que le peuple avait de juger.

peu

Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pourrait faire de sa puissance dans le jugement des crimes: il voulut que l'aréopage revît l'affaire; que, s'il croyait l'accusé injustement absous (a), il l'accusât de nouveau devant le ple; que, s'il le croyait injustement condamné (b), il arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire : loi admirable, qui soumettait le peuple à la censure de la magistrature qu'il respectait le plus, et à la sienne même!

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du momeut que l'accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid.

Dans les états despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendans anéantis; on verrait cesser toutes les formalités des jugemens; la crainte s'emparerait de tous les esprits; on verrait la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monarchie.

Voici d'autres réflexions. Dans les états mo

(a) Démosthène, sur la Couronne, page 494, édition de Francfort de l'an 1604.

(b) Voyez Philostrate, Vie des sophistes, liv. I; Vie d'Es

narchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre; s'il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie.

Dans ces mêmes états le prince a souvent les confiscations: s'il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie.

De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa. souveraineté, qui est celui de faire grâce (a) : il serait insensé qu'il fit et défit ses jugemens; il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même.

Outre que cela confondrait tontes les idées, on ne saurait si un homme serait absous, ou s'il recevrait sa grâce (1).

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette (a), et qu'il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d'êtat, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret de prise de corps, le président de Belièvre dit : « Qu'il voyait dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets (2); que les rois ne s'étaient réservé que les grâces, et

(a) Platon ne pense pas que les rois, qui sont, dit-il, prétres, puissent assister au jugement où l'on condamne à la mort, à l'exil, à la prison.

(1) Cela serait exprimé,

(a) Voyez la relation du procès fait à M. le duc de la Valette. Elle est imprimée dans les Mémoires de Montrésor, tome II, page 62.

(2) Les fiers républicains de Rome ne parlaient pas avec pis de dignité.

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